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despotes ont été parfois dégoûtés par l’épaisseur de certaines flatteries : il n’est encens de si bas prix dont la foule n’ait respiré avec délices le parfum grossier. Par suite, elle est intolérante : car elle croit, dans sa monstrueuse infatuation d’elle-même, que tout lui est dû, et dans l’ivresse de sa puissance, que tout lui est permis. D’une susceptibilité ombrageuse, elle flaire dans tout contradicteur un ennemi, et regimbe au moindre avertissement. Un soupçon, une chimère, une rumeur sans consistance, le plus vain des bruits la rend malade de peur. Par peur, elle devient terroriste, et sa folie a tôt fait de dégénérer en folie furieuse et manie de destruction.

C’est surtout des foules criminelles que se sont occupés les sociologues : foules d’émeutiers, cabochiens, Jacques, assommeurs des villes et des campagnes, septembriseurs, bandes de grévistes. C’est bien en effet par le danger qui émane d’elles que les foules devaient d’abord s’imposer à l’attention ; et leur puissance malfaisante n’est que trop évidente. Chacun des êtres qui les composent est par nature plus porté à la malignité qu’à l’indulgence ; les sentimens haineux se propagent toujours plus aisément que les autres ; et, si l’on peut dire avec raison que chez l’homme le plus civilisé subsiste quand même et sommeille un ressouvenir de la férocité primitive, c’est dans la foule que ces instincts brutaux trouvent pour se réveiller les meilleures conditions. L’homme, alors, retourne en quelque manière à l’état de barbarie et met d’abord en commun ce qu’il y a en lui de plus profond, les instincts qui lui viennent du plus lointain atavisme. En outre, la foule n’a pas cette peur salutaire du gendarme qui nous aide si puissamment à rester d’honnêtes gens : elle a le double sentiment de la force et de l’irresponsabilité du nombre ; ce qu’elle a envie de faire, elle peut le faire ; et c’est une tentation à laquelle on ne résiste guère. Toutefois les crimes que la foule a trop souvent commis ne doivent pas nous rendre injustes pour elle et nous faire méconnaître les actes d’héroïsme dont elle est aussi bien capable. C’est sur une foule que les idées généreuses et les mots magnifiques d’honneur, d’abnégation, de dévouement à la patrie, produisent le plus d’effet : l’individu échappe à leur prestige, non la collectivité. L’enthousiasme religieux jette les foules des Croisades dans les souffrances et les périls sans nombre des aventures « aux pays estranges. » L’élan patriotique, s’il ne suffit pas pour gagner des victoires, donne pourtant aux armées le facteur que les stratégistes reconnaissent pour essentiel, le facteur moral. Sur le champ de bataille, des troupes entières font, sans hésitation comme sans doute possible, le sacrifice de leur vie. Les foules peuvent aller à l’extrême