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qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je lui veux donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps ; je veux l’élever à l’état d’homme ; et, quoi que vous puissiez dire, il aura moins d’égaux à ce titre qu’à tous ceux qu’il tiendra de vous. »

Dans Montesquieu aussi se rencontre cette opinion que la démocratie peut, en certains cas et avec certaines précautions, sinon égaliser, du moins régler ou régulariser les fortunes par des lois somptuaires[1], — Rousseau ajoute, à l’imitation de l’antiquité : par l’impôt progressif, par la confiscation légale[2] ; — mais ce qui n’est pas dans l’Esprit des Lois et ce qui est ici, c’est la glorification, toute plébéienne, de l’œuvre des mains, du travail manuel, du métier. Montesquieu voulait anoblir le travail ou plutôt le commerce qui réussit ; pour Rousseau, tout travail, tout métier est noble par lui-même et sans anoblissement : « Souvenez-vous que ce n’est point un talent que je vous demande ; c’est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s’en passer. » Tout métier donc est noble, s’il est « honnête ; » et il est « honnête, » dès qu’il est « utile. » Que Jean-Jacques s’égaie ensuite ou se livre sérieusement à un petit jeu de classification et de hiérarchie des professions, écartant celles « de brodeur, de doreur et de vernisseur, » aimant mieux qu’Emile « soit cordonnier que poète » et « qu’il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine ; » qu’il mette plus bas que tout « les professions oiseuses, futiles, ou sujettes à la mode, telles, par exemple, que celle de perruquier, qui n’est jamais nécessaire, et qui peut devenir inutile d’un jour à l’autre, tant que la nature ne se rebutera pas de nous donner des cheveux, » ou bien « la couture et les métiers à l’aiguille, qu’il est d’avis de ne permettre » qu’aux femmes ou aux boiteux, réduits à s’occuper comme elles ; » que même il pousse à cet égard sa sévérité un peu étrange jusqu’à prononcer : « s’il faut absolument de vrais eunuques, qu’on réduise à cet état les hommes qui déshonorent leur sexe en prenant des emplois qui ne lui conviennent pas ; » — ce petit jeu n’est qu’un petit jeu ; d’autres, comme Locke, je crois, s’y sont

  1. Esprit des Lois, liv. VII, chap. II. Des lois somptuaires dans la démocratie.
  2. Voyez J. -G. Bouctot, ouv. cit., t. I, p. 20.