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foule était telle, au témoignage du Moniteur, même sur les routes, que les voitures avaient peine à avancer ; » que « tous les endroits par lesquels il est passé depuis Fréjus jusqu’à Paris étaient illuminés le soir ; » que, « à Lyon, ce fut du délire (et je crois que ceux de Lyon savaient particulièrement pourquoi) ; » que, « la garde nationale ayant renoncé à tout rôle politique, ceux qui rivaient de renverser Bonaparte n’auraient pu le faire que par une émeute de soldats et d’ouvriers ; » mais que « les rapports de police nous montrent qu’à Paris, dans les casernes, Bonaparte était populaire ; » et qu’ « il en était de même dans les ateliers ; » et que « la population laborieuse des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau admirait et aimait le Premier Consul bien plus encore qu’elle n’avait admiré et aimé Robespierre et Marat. »

Dans ces conditions (et rien n’est plus exact que ce tableau), il me paraît assez net que ce n’est pas la bourgeoisie qui a livré la France à Bonaparte, mais que c’est la France entière qui s’est livrée à lui unanimement, si même on ne pourrait pas dire que c’est le peuple, paysans, ouvriers, soldats, petits bourgeois, qui a livré la bourgeoisie à Bonaparte, tout en se livrant lui-même. Car enfin, d’où sont venues les rares protestations ? Du petit monde des Cinq-Cents, c’est-à-dire de la bourgeoisie, d’une portion particulière de la bourgeoisie, oui, de la bourgeoisie politicienne, des « avocats ; » mais enfin de la bourgeoisie ; et il n’y en a pas eu ailleurs. Et cela est assez naturel, la bourgeoisie seule, et cette bourgeoisie-là, ayant quelque intérêt à la continuation du régime parlementaire d’alors, qui constituait pour elle une carrière hasardeuse, mais une carrière, et par rencontre assez lucrative.

Quant à ce fait que, même dans ce monde-là, le coup d’Etat a été salué comme un acte salutaire et même légitime par de très honnêtes gens comme La Fayette, comme Carnot, cela aussi me paraît bien naturel. Il faut voir le 18 Brumaire à sa date et savoir qu’il a eu lieu en 1799. En 1799, il y a eu dix coups d’Etat, dix grands actes d’illégalité, dix violations générales de la Constitution depuis dix ans et l’on peut dire du Directoire, pour terminer, qu’il a été le coup d’Etat en permanence. En 1799, on peut dire des Déclarations et Constitutions de la Révolution ce que Mme de Staël disait spirituellement de la Constitution de l’ancien régime, qu’elles n’avaient jamais été