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avant tous les autres. Les contemporains ne se choquèrent pas ; ils ne virent là qu’une intention ridicule. Quelquefois même il y a de l’honnêteté sous la grossièreté de Gillray. Lorsqu’il montra la princesse de Galles découvrant la maîtresse de son mari, l’ignoble Jersey, dans le lit conjugal, c’était sa manière à lui, pauvre homme ! de défendre la morale outragée.

En bon Anglais, il haïssait les étrangers, et, s’il eût perdu cette haine, envenimée d’ignorance et enflammée d’injustice, il perdait le meilleur de son talent. Une fois seulement, en 1792, il sortit de son île. De compagnie avec un autre artiste, Loutherbourg, il alla visiter chez eux les Flamands, qui sont, en fait d’art, ses devanciers et ses maîtres. Tout en étudiant les magots de Teniers, il faisait connaissance avec les chefs de la coalition européenne, Brunswick, Cobourg, Clerfayt, qui devaient reparaître souvent dans ses dessins. Pendant que Loutherbourg dessinait des monumens, des villes, des paysages, Gillray collectionnait des types humains. Ils revinrent, et leur œuvre commune fut soumise au roi. George prit un air connaisseur, hocha la tête de façon approbative aux dessins de Loutherbourg, puis replaça dédaigneusement dans le carton les esquisses de Gillray, en disant : « Je n’entends rien aux caricatures ! » La rancune de l’artiste blessé s’exprima dans un dessin, presque féroce, où il le menaçait du sort de Charles Ier. On y voit le roi penché, le lorgnon à la main, vers un portrait de Cromwell. Et la légende consiste en cette phrase vengeresse : « Entendra-t-il, du moins, cela ? » La satire se fit encore plus acérée ; pourtant on laissa en paix le satiriste. Mais celui qui avait traité le roi comme un pitre de bas étage, déshabillé la reine devant son peuple et déchaîné le gros rire des portefaix sur leurs misères physiques les plus secrètes se vit tout à coup menacé par la justice pour avoir vaguement parodié une scène des saintes Écritures. Gillray attendait, un peu inquiet, les débats du procès qui allait s’engager, lorsqu’on vint lui offrir, de la part de Pitt, le retrait des poursuites et une pension, s’il voulait passer au service du ministère avec armes et bagage, c’est-à-dire avec son crayon et son burin. Le marché fut conclu. Voilà donc Gillray déshonoré ! Mon Dieu, non. Il n’était pas assez haut placé dans le monde pour posséder cet objet de luxe, cet ornement aristocratique qu’on nommait l’honneur. Il vendait aux cliens les produits de son cerveau : rien de plus, rien de moins. D’ailleurs, il a cette chance qu’à ce