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des tailleurs, ses jambes fines cerclées par des armilles d’orfèvrerie qui sonnèrent comme des entraves. Elle avait déposé tout près ses babouches de basane écarlates, peintes de couleurs vives, et dont le bec crochu se terminait par des floches couleur de sang. Ramenant sur ses genoux ses bras jeunes et pleins, Navarapouni dit, d’une voix lente, et comme si elle parlait à quelqu’un qui se tînt là, à la toucher :

— Tristes roses, mes filles, mes enfans, mes amours, voici que l’eau manque et je ne sais plus que faire pour vous en trouver. J’ai envoyé des hommes, durant dix-huit nuits, avec des pots, vers le fleuve ; mais aucun n’est revenu, et je ne peux plus décider les autres à faire ce voyage, car mon père l’a interdit. Ma condition de femme me défend d’y aller moi-même, et je dois mourir plutôt que de tomber entre les mains des impurs ennemis. Depuis longtemps, dès les premiers jours du siège, j’ai fait le sacrifice de ma vie, et le bûcher de bois, odorant suivant le rituel, est dressé dans le souterrain. Nous y monterons le jour où l’assiégeant sera pour forcer les portes. Tout cela n’est rien, quand je pense à vos souffrances et à votre mort, sans doute prochaine. Roses, mes amours, fleurs chéries entre toutes par Sarasvati, la Déesse Mère, et pour votre beauté et pour vos parfums, je veux la prier pour vous, et qu’elle me fasse la grâce de vous préserver de tout mal.

Et, levant vers le ciel sa face régulière et pâle où les sourcils semblaient tracés par un pinceau chargé ; de l’encre notre des scribes, et se réunissaient au-dessus du nez par le signe mystérieux du swastika soigneusement dessiné avec un calame, Navarapouni murmura lentement :

— O Sarasvati, fille et épouse de Brahma, gloire de sa chair, fleur de son sang, en qui réside la vie elle-même et qui nous a tous créés ! Toi qui engendres, dans un enfantement continu, et les hommes, et les bêtes qui vont sur la terre, et les fleurs qui embaument les nuits, toi en qui sont la puissance, la terreur et l’amour, écoule ta fille ! Car je suis trois fois ta fille et comme Dvija, et comme femme, et comme reine ; et je t’invoque trois fois, belle maîtresse du paon, éternel péché de Brahma ton père, je t’invoque trois fois, parce que je vais bientôt mourir. Prends ma vie, ô Sarasvati qu’adorent les éléphans aux changemens de la lune, mais épargne ces rosiers que, depuis des années, j’arrose pieusement de mes mains. Ce sont eux qui