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la morale aristocratique du surhomme.


sence de démonstrations ont sans doute l’avantage de mettre à l’abri des réfutations d’autrui, car la critique ne trouve plus rien de stable à quoi elle puisse se prendre. Une telle méthode n’en est pas moins l’abandon de la vraie philosophie au profit de la fantaisie métaphysique ou, si l’on préfère, de l’impressionnisme philosophique. Selon que nous avons pris les idées morales de Nietzsche en un sens limité ou en un sens absolu, nous n’avons guère eu le choix qu’entre deux choses : ou des vérités communes, ou des erreurs qui ne sont pas toujours aussi originales que le voudrait Nietzsche. Banalité poétique ou poétique extravagance, quand ce n’est pas l’une, c’est l’autre. Le vrai génie ne consiste pas à singulariser son moi, mais à oublier son moi pour ne considérer que la vérité universelle ou le bien universel. C’est la rareté de cette force d’abnégation qui fait l’originalité du génie.

Soumise à l’analyse philosophique, la morale de Nietzsche se résout en une poussière d’antinomies. Tout se vaut, et cependant Nietzsche établit une échelle de valeurs. Tout est permis, tout est libre, et cependant Nietzsche aboutit à une autorité, à une hiérarchie des hommes. Il n’y a aucune fin et aucun sens aux choses, et cependant Nietzsche veut que le Surhomme soit ou se fasse le sens de la terre. Rien n’est vrai, et cependant il faut trouver ou inventer les valeurs vraies. Tout est nécessaire et fatal, tout passe et revient, et cependant il faut créer quelque chose de nouveau. L’égoïsme est le fond de toute vie, et cependant il faut pratiquer le grand amour, qui est celui de la Vie totale ; la dureté est la loi, et cependant il faut avoir la grande pitié ; la volupté est le mobile de l’instinct vital, et cependant il faut vouloir la douleur. Toutes les passions sont bienfaisantes, et cependant il faut savoir les réfréner, les soumettre à une discipline sévère. Il n’y a pas d’idéal, et cependant il faut sacrifier tout, se sacrifier soi-même à la vie plus haute, plus pleine, plus riche, plus idéale. Sacrifice d’ailleurs vain, car on ne peut rien changer aux choses, on ne peut les faire « dévier vers un idéal quelconque, » on ne peut éviter l’inéluctable loi de l’éternelle fuite et de L’éternel retour. Ainsi parlait Zarathoustra.

Toutes ces antinomies, on n’arrive à les lever qu’en distinguant deux sens des mêmes mots, deux formes des mêmes sentimens. Nietzsche lui-même, tout le long de sa doctrine, pour échapper[1]

  1. Lichtenberger, La Philosophie de Nietzsche.