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abstraction, il n’est pas moins vrai que l’auteur dramatique toujours déserté de la foule est comme le général toujours battu et le diplomate toujours dupé ; il est difficile d’admettre que ses qualités, pour grandes soient-elles, conviennent à son art. Il faut, afin d’ « empoigner » le public, accepter la technique de cet art, compter, non sur l’effet idéal, parfait à la lecture dans un cerveau cultivé et plutôt amoindri par l’imperfection d’une nature peinte, mais bien sur la mise en scène, entendue dans son sens le plus large : à la fois matérialisation de l’idéal et idéalisation de la matière.

L’importance de la mise en scène vient de ce qu’ici les yeux sont aussi bons juges que la pensée ; mais l’optique du théâtre n’est pas, à beaucoup près, celle de la vie. Une étude spéciale apprend à allier, dans les mouvemens et le jeu des acteurs, dans leur place par rapport les uns aux autres et par rapport au milieu où ils évoluent, la convention nécessaire avec la réalité nécessaire.

Il faut au théâtre des concessions indispensables de temps, de lieu et de distance ; il a beau nous montrer des humbles et des malheureux, il ne peut rapetisser le décor à la taille d’une mansarde ou d’un bouge. La chambrette de l’ouvrière ou la hutte du chiffonnier demeurent, quoi qu’elles fassent, plus grandes dans un drame que le salon d’un ministre dans la vie réelle. Les décorateurs qui, pour faire fuir plus vite la perspective, utilisent l’inclinaison du plancher de la scène, ne sauraient laisser les acteurs prendre contact avec les toiles de fond, près desquelles ils sembleraient des marionnettes énormes dans un joujou d’enfant. Quelque violente que soit la tempête, les arbres de carton n’en restent pas moins immobiles. Depuis le lever jusqu’au baisser du rideau, l’auteur se trouve aux prises avec la logique inexorable du spectateur, heureusement tempérée par certaines habitudes. Aussi use-t-il de plus de précaution que d’audace.

Rien n’est moins « naturel » que le ton de voix élevé, sur lequel des personnages qui sont à deux mètres l’un de l’autre échangent des confidences. Si pourtant ils adoptaient le diapason des salons, au-delà du premier rang de l’orchestre on n’entendrait pas un mot de ce qu’ils se disent. Il y a bien de la « manière, » du procédé, des « ficelles, » dans l’interprétation du dialogue : deux interlocuteurs, dans la vie réelle, causeront pendant une heure sans bouger ; au théâtre, durant un entretien un peu long,