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était devenu un homme, et un homme célèbre. L’Autriche acclamait en lui son plus grand poète dramatique. C’est alors que le musicien de Fidelio fit demander au dramaturge de l’Aïeule, de Sapho et de La Toison d’or un livret d’opéra. Grillparzer ressentit vivement l’honneur d’une telle démarche ; il en comprit aussi le péril et même il en devina l’insuccès. « La pensée d’écrire un texte d’opéra, dit-il, ne m’était jamais venue. Et puis je doutais que Beethoven, complètement sourd, et dont les dernières œuvres, malgré leur haute valeur, témoignaient d’une âpreté peu conciliable avec le style vocal, je doutais que Beethoven fût en état de composer un opéra. » Grillparzer craignait en outre, et non sans raison, que la fantaisie de plus en plus débordante et le génie désormais indomptable de Beethoven ne pût tolérer la contrainte du drame et de la parole. Il se mit cependant à l’œuvre ; sans beaucoup de confiance ni d’ardeur, il l’avoue ; et l’œuvre achevée, il le reconnaît encore, ne le contenta qu’à demi. Il n’estima jamais sa Mélusine, dont Beethoven, à son grand étonnement, se déclare satisfait et parfois presque enthousiaste. « Vous pouvez, mande-t-il à Beethoven par Schindler, avec un rare désintéressement, vous pouvez défaire le poème, le tourner et le retourner comme bon vous semblera[1]. »

Ce poème, par une sorte de contradiction anticipée avec l’anti-wagnérisme futur de Grillparzer, a quelque ressemblance avec l’histoire de Tannhäuser. « Un chevalier est amoureux d’une fée qui le retient captif dans son palais souterrain. Mais ni la tendresse de Mélusine, ni les danses des nymphes, ni leurs chants n’endorment le remords qui ronge le cœur de Raymond. Il rougit de sa mollesse et de son oisiveté. Il voudrait briser les chaînes fleuries de la volupté pour reprendre l’âpre labeur de la vie du guerrier. Cette nostalgie de l’action mâle, ce besoin d’affranchissement, voilà des sentimens dans l’expression desquels Beethoven n’a pas son égal. C’est par ce côté sans doute que le livret de Mélusine l’avait séduit. Mais ces regrets de la vie active et libre ne se manifestent chez Raymond que par éclats passagers. Il n’est pas un héros viril : il est de la catégorie de ces êtres faibles, incapables d’efforts persévérans, écrasés par les circonstances, que Grillparzer excelle à décrire. Il retombe sous le joug de Mélusine ; il se jette dans la tombe de la fée, qui a obtenu de

  1. M. Ehrhard.