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mourir, et tous deux reparaissent dans une apothéose, absous de toute faute et transfigurés parce qu’ils ont beaucoup aimé[1]. »

Les cahiers de conversation de Beethoven et les Souvenirs de Grillparzer témoignent également que, si les deux collaborateurs n’exécutèrent jamais l’œuvre commune, ils en parlèrent maintes fois. Ils en débattirent même ensemble quelques détails : entre autres certain chœur de chasseurs, que Beethoven, gêné par le souvenir de Weber et du Freischütz, se refusait à composer. « Weber, disait-il, a employé quatre cors. Vous comprenez que dès lors il faut que j’en mette huit. Où cela nous mènera-t-il ? » Et Grillparzer, sans doute, nous le verrons tout à l’heure, devait craindre encore plus que Beethoven que cela ne menât loin. Quoi qu’il en soit, par la faute ou non du poète ou plutôt du poème, Beethoven ne mit jamais Mélusine en musique. Grillparzer paraît en avoir éprouvé peu de regrets. Il ne s’en fit pas non plus de reproches, trouvant que décidément il n’y avait pas un seul poème au monde qui pût convenir à Beethoven, et surtout le contenir.

Beethoven et Grillparzer se rencontrèrent pour la dernière fois au commencement de 1820. Les cahiers de conversation de Beethoven révèlent la tristesse de leur entretien, la mélancolie et le découragement du poète, qui voyait alors sa gloire, sinon son génie, décliner. Il s’en plaint amèrement à Beethoven, il accuse tout le monde et lui-même, et c’est Beethoven, plus malheureux pourtant, plus grand encore et peut-être encore moins compris, qui le console et tâche de le fortifier. Un des visiteurs suivans a écrit sur l’un des feuillets de ce jour : « Cela sera d’un grand effet sur Grillparzer que vous lui ayez aujourd’hui remonté le moral. Il a l’air de désespérer facilement[2]. »

Un an plus tard, Beethoven se mourait. Voyant approcher la fin, Schindler avait prié Grillparzer de préparer l’oraison funèbre du grand homme. Un matin que le poète y travaillait, Schindler entra : Beethoven était mort.

Grillparzer devait survivre près de cinquante ans au maître que sans doute il n’a pas compris tout entier, mais dont il a parlé pourtant avec magnificence. Il dut à Beethoven, surtout au Beethoven de la première manière, ses dernières grandes joies de musicien. Le demi-siècle qui suivit lui fut plus

  1. M. Ehrhard.
  2. Id.