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après avoir traversé le cœur, remontes au ciel, celui qui connaît ta puissance ne fera point de la musique l’humble suivante de la poésie[1]. » Partout et toujours il professa la même doctrine. Que dis-je, il la pratiquait, et, le jour où d’aventure il fut lui-même le poète, nous l’avons vu donner l’exemple du sacrifice et ne compter pour rien sa propre poésie. Il ne perd pas une occasion de nous rappeler la hiérarchie qu’il estime légitime et nécessaire. Que de fois il s’étonne, comme d’un non-sens, qu’on regarde un opéra du point de vue de la poésie et non du point de vue de la seule musique ! Ailleurs, il se moque d’une expression, récente alors, et dont Wagner devait plus tard faire la fortune : Tondichter, poète par les sons ; un terme aussi ridicule pour un musicien que le serait pour un poète celui de Wörtermusikant, musicien par les mots.

Grillparzer va plus loin encore. A l’en croire, pour faire un bon musicien de théâtre, un musicien médiocre suffirait, et peut-être même vaudrait mieux que tout autre. « Le compositeur d’opéras qui réussira le plus aisément à suivre les paroles du texte sera celui qui compose mécaniquement. Au contraire, celui dont la musique possède une vie organique, et-comme un caractère de nécessité fondée eu soi-même, celui-là entrera tout de suite en conflit avec les mots. Chaque thème mélodique obéit en effet à la loi particulière de sa formation et de son développement ; loi sacrée, inviolable, et que le musicien de génie ne sacrifiera jamais au bon plaisir du texte. L’autre musicien, au contraire, der musikalische Prosaist, peut commencer partout et partout finir, arranger et déranger une musique faite de pièces et de morceaux qui ne se tiennent pas entre eux, tandis qu’un ensemble, un tout, doit se prendre ou se laisser tout entier. »

L’amour de la musique pure entraîne ici Grillparzer et l’égare. Il oublie cette fois que Mozart, son bien-aimé Mozart, par un miracle peut-être unique il est vrai, fut aussi grand dramaturge lyrique que grand musicien. Une autre fois, plus tard, Grillparzer ne saura pas non plus comprendre que, si Wagner a transporté à l’orchestre et dans la symphonie le centre de la musique de théâtre, c’est justement pour réserver les droits et la beauté de la musique elle-même ; c’est pour la sauver de cette

  1. Cité par M. Ehrhard.