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savoir et se contente trop facilement d’explications qui n’en sont pas ou qui n’en sont qu’à la surface.

Ces réserves s’appliquent surtout à la partie historique et étymologique du livre. Celles qu’on pourrait faire sur la partie moderne et dogmatique ne sont valables que si on admet une autre conception du dictionnaire, d’après laquelle il ne serait que l’enregistrement impartial et indifférent de tout ce qui a été dit ou du moins écrit par des Français dans les trois derniers siècles. Or, tel n’a pas été l’objet que s’est proposé Littré : comme l’Académie, tout en élargissant beaucoup le cercle tracé par elle, il a fait un choix dans les mots, dans les sens, dans les emplois. C’est pour cela qu’il a restreint, bien plus que ne l’ont fait ses émules allemand et anglais, le nombre des auteurs auxquels il a emprunté des citations. Il a toujours eu l’idée que son livre servît de guide à l’usage correct et conforme à la meilleure tradition. C’est cette idée qui lui a inspiré d’entreprendre son œuvre et qui l’a tout le temps soutenu, intéressé et charmé dans son immense labeur. Elle était en parfait accord avec le besoin d’ordre qui lui était inné, avec le goût des questions grammaticales qu’il tenait de sa formation intellectuelle, opérée sous l’influence de la philosophie condillacienne, et avec l’une des meilleures tendances du positivisme, qui s’est toujours efforcé de rattacher le présent au passé et de montrer en tout la continuité de la tradition. Elle répondait d’ailleurs au sentiment comme aux besoins de la grande majorité du public lettré en France. Elle a évidemment quelque peu rétréci le cadre et l’horizon du livre ; mais elle était en somme très acceptable, et la mise en œuvre qu’elle a reçue dans le dictionnaire de Littré a rendu et rendra encore de très grands services pratiques.

En somme, l’œuvre de Littré est doublement imposante par la masse des matériaux qu’il a réunis et par la façon toute personnelle dont ils les a disposés, ordonnés, interprétés, et soumis à une pensée directrice. Elle ne sera pas de longtemps remplacée, et même quand elle l’aura été, — c’est le sort commun de toutes les œuvres de science, — elle restera ce qu’il aura fait de plus utile, ce qui lui fera le plus d’honneur et ce qui conservera le plus sûrement son nom à la postérité.


GASTON PARIS.