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« Rêvé du capitaine. Décidément il est très bel homme. Compté ma bourse de jeu. Perdu beaucoup. Jouerai plus jamais avec la douairière. Déjeuné à deux heures ; dîné à sept chez Lady Rackett. Le capitaine y était. Plus gentil que jamais. A l’Opéra. Un monde fou. Le capitaine était dans notre loge. Mon ci-devant mari dans la loge en face. Un peu gênant, mais bah ! Ces choses-là se voient. Passé au rout de Lady Squander : on s’écrasait, positivement. J’ai joué, j’étais en veine. Raflé cent livres à Lady L… et cinquante au baron. Rentrée à cinq heures ; réfléchi pendant une demi-heure. Résolu de me ranger et de donner ma démission de la Société du Pique-Nique. »

Une chose frappe tout d’abord : cette « journée » du mondain et de la mondaine n’est qu’une soirée. S’il restait quelques minutes après cette mirifique toilette qui prenait deux heures et demie à l’un et cinq heures à l’autre, peut-être allait-on les passer sur le trottoir de Bond Street. Rien ne nous paraît plus commun et moins attrayant qu’un trottoir. Il faudrait avoir vécu dans des temps qui en avaient été privés et qui virent apparaître le premier trottoir pour comprendre la révolution accomplie dans les mœurs et l’extase avec laquelle les contemporains s’y prêtèrent. Pouvoir s’arrêter, causer, regarder dans la rue ! Pendant quelques années, le trottoir de Bond Street fut pour les Londoniens ce qu’avait été l’église de Saint-Paul sous les premiers Stuarts, ce qu’est, de nos jours, Rotten Row.

Mais on ne commençait vraiment à vivre qu’à l’heure du dîner.

Le dîner ! moment intéressant et solennel pour nos grand-pères comme aussi, j’en ai peur, pour leurs petits-fils ! C’était le temps des Grimod de la Reynière et des Brillat-Savarin. Mais le Français a toujours mêlé la sociabilité et la vanité à la gastronomie. Il a la prétention de dire des choses exquises en mangeant des choses délicieuses. Le véritable gourmet ne serait-il pas celui qui mange seul et ne veut aucun témoin à ses émotions, à ses méditations ? Comme l’amoureux, il veut la solitude du tête-à-tête et, comme le religieux, le silence de la cellule. Point d’autre confident qu’un vieux valet, qui sourit respectueusement à son bonheur et le comprend d’autant mieux que, tout à l’heure, à l’office, il finira les plats. Ce drame gastronomique du dîner, qui a, comme les autres drames, ses préparations, ses phases, sa péripétie et son dénouement, Rowlandson l’a déroulé devant