Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cent fois, pendant qu’elle faisait parler Bajazet, elle a été près de se trahir par la rougeur de son front. C’est par là que Roxane finira par découvrir l’artifice. Afin de déjouer l’accord de ces deux amans qui s’entendent pour la tromper, elle n’a qu’un moyen : observer Bajazet, étonner Atalide, les déconcerter l’un et l’autre. Atalide s’ingénie sans doute à pallier cette froideur que Roxane reproche à Bajazet, mais elle laisse tout de même percer quelque contentement à constater que son amant n’a pu feindre même d’être amoureux d’une autre. Et c’est à quoi sa rivale ne se trompe pas. — Phèdre a résisté jusqu’ici à l’odieuse proposition d’Œnone et refusé de laisser calomnier Hippolyte ; mais elle rencontre les yeux du jeune homme :


Ah ! je vois Hippolyte,
Dans ses yeux insolens je vois ma perte écrite :
Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.


Un regard a décidé de la trahison, d’un double suicide, d’une tuerie.

En s’aidant de la même remarque, on voit tomber quelques-uns des reproches qu’on a coutume d’adresser à Racine. Certes il y a des discours dans son théâtre ; mais il suffit de suivre des yeux celui qui les prononce et celui à qui ils s’adressent, pour comprendre que ce ne sont pas de simples joutes oratoires et des exercices de rhétorique. N’en citons qu’un exemple. On a souvent comparé la scène où Milhridate expose devant ses deux fils son projet de descente en Italie, avec celle où Auguste consulte Maxime et China pour savoir s’il doit déposer l’empire. Mais dans la tragédie de Corneille les trois discours ne sont, en effet, que des discours exposant le triple aspect d’une question politique. Mithridate, au moment où il parle de Rome, ne cesse de songer à Monime dont il sait que l’un au moins de ses fils a l’esprit tout occupé. Ni le père ne quitte des yeux le visage de ses fils, ni ceux-ci ne cessent d’observer le visage de leur père, afin d’y deviner un même secret d’amour. Et la scène se terminera par le double éclat qui successivement convainc Pharnace et dénonce Xipharès.

Il y a des récits dans le théâtre de Racine ; mais Racine a trouvé le moyen qu’ils fussent « en scène » ; et ce moyen consiste dans le choix des personnages qui les entendent. C’est ce dont Corneille ne s’était pas avisé, ayant, par une erreur singulière, cru devoir inventer une sorte spéciale de personnages qu’il appelle « protatiques » et dont la fonction est d’écouter le récit, en gens de loisir et d’esprit libre qui ont du temps à perdre et avec qui on n’a pas de ménagemens à garder. « Quand ceux qui écoutent, observe-t-il, ont quelque chose d’important