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dans l’esprit, ils n’ont pas assez de patience pour écouter le détail de ce qu’on leur vient raconter et c’est assez pour eux d’en apprendre l’événement en un mot… Surtout dans les narrations ornées et pathétiques, il faut très soigneusement prendre garde en quelle assiette est l’âme de celui qui parle et de celui qui écoute, et se passer de cet ornement qui ne va guère sans quelque étalage ambitieux, s’il y a la moindre apparence que l’un des deux soit trop en péril ou dans une passion trop violente pour avoir la patience nécessaire au récit qu’on se propose. » Alors en effet le récit n’est plus qu’« un ornement », et, s’il conserve sa valeur poétique, il perd sa valeur dramatique. C’est tout au rebours qu’a procédé Racine assignant au récit, pour auditeur le personnage sur qui il pourra faire le plus d’impression, lui marquant sa place à l’endroit de la pièce où il devient un élément de l’action. « De toutes ses grandes narrations il n’en est pas une qui ne nous donne à regarder aussi bien qu’à entendre. Elles sont faites pour des hommes assemblés au théâtre, c’est-à-dire pour des spectateurs, non pour de purs auditeurs ; le véritable auditeur des récits du poète n’est pas dans la salle, il est sur la scène, exposé à nos yeux ; la narration va droit à lui, elle ne nous arrive en quelque sorte que chargée du spectacle de son visage ému, de sa démarche agitée, de toute son expressive mimique. Gardons-nous de fermer les yeux : écoutons et contemplons ; tout est en scène, tout fait image, le décor est le plus beau, le plus dramatiquement optique qui se puisse voir. » Nous suivons le récit de la mort de Pyrrhus sur le visage d’Hermione, en qui s’éveille l’idée du suicide. Nous suivons le récit de la mort de Britannicus sur le visage d’Agrippine dont les yeux voient déjà se dessiner dans un avenir prochain l’image du fils parricide. Le récit de Théramène ne serait, en effet, qu’une admirable description, si, pour le faire entendre à Thésée, le poète n’avait choisi le moment où celui-ci commence à soupçonner son erreur, en sorte que chaque détail du supplice auquel il a injustement condamné son fils fait passer sur son visage toutes les émotions d’une âme qui peu à peu s’ouvre à l’entière vérité.

Tel est ce décor que fournit à la tragédie de Racine le visage humain, tel est ce spectacle qui au bleu de contrarier l’étude morale, y concourt, au lieu d’être distinct de l’action, fait corps avec elle. De telles indications sont de celles que ni le metteur en scène ni l’acteur n’ont le droit de négliger. Racine a pris soin de les inscrire lisiblement dans son texte ; pour ma part, je ne puis me défendre de quelque inquiétude lorsque je vois rappeler avec éloge que Mlle Clairon avait