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jusque dans la poursuite de ses énormes desseins, et décidant avec un si juste bon sens des intérêts particuliers, à l’heure où sa folie l’égarait sur l’intérêt général de son empire.

En 1831, les héritiers de M. Lenoir de Chanteloup mirent en vente ces immeubles délabrés. L’ordre bénédictin n’était plus qu’un souvenir historique ; on pouvait croire qu’il avait sombré à jamais dans le grand naufrage. Des survivans de la congrégation de Saint-Maur essayèrent de la faire revivre à Senlis, en 1817 ; leur tentative échoua dans l’indifférence publique. A Solesmes, sous le règne de Louis-Philippe, quelques vieillards se rappelaient seuls les anciens occupans du prieuré : mais ces revenans hantaient l’imagination d’un jeune homme qui ne les avait pas vus.

Prosper Guéranger, enfant de Sablé, venait souvent admirer les saints de pierre ; les statues murmuraient au petit garçon des choses mystérieuses : il se faisait conter les histoires des moines, il s’éprenait là d’une passion opiniâtre pour tout ce passé vénérable, aboli, dont la mémoire allait périr ; son cœur se serrait, dans la nef abandonnée, à la pensée de la ruine prochaine qui menaçait les merveilles de l’art bénédictin et les traditions dont elles gardaient le dernier vestige. Ces sentimens survécurent à l’enfance et nourrirent la vocation qui le fit s’engager dans les ordres. En 1831, l’abbé Guéranger, jeune prêtre de vingt-cinq ans, s’était déjà placé hors de pair par ses premiers travaux sur cette liturgie romaine qu’il devait faire triompher dans toute l’Eglise de France. Lié avec Lamennais, Gerbet, Salinis, Montalembert, on attendait les grands coups qu’il allait frapper en tête de cette brillante phalange. Sa collaboration au premier journal de Lamennais, le Mémorial catholique, se borna à quelques lettres sur les questions liturgiques ; il n’écrivit jamais à l’Avenir : l’entraînement de ses amis vers la politique ne lui inspirait que défiance et inquiétude. Il les laissa partir pour la conquête du siècle ; son ambition était tout autre et n’avait pas changé depuis l’enfance : elle aspirait à rallumer un des grands foyers éteints de la vie monastique.

La mise en vente des bâtimens de Solesmes hâta sa décision. Le pauvre prêtre frappa à toutes les portes, implora vainement laide de Lamennais : il ne rencontra que scepticisme, les meilleurs catholiques jugeaient son dessein chimérique. La bande notre allait dépecer la proie offerte, quand deux vieilles filles de