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plaisirs goûtés ou de périls rencontrés en songe ? De là cette conclusion naturelle que quelque chose qui n’est pas le corps, une sorte de double, s’échappe de lui durant le sommeil pour mener quelque temps une existence indépendante. Ces idées tiennent une grande place dans la philosophie védique, et y apparaissent bien clairement comme une survivance du passé de la race. Deussen nous a donné là-dessus des indications précieuses[1]. Pendant le sommeil accompagné de rêves, disent les vieux brahmanes, l’esprit abandonne le corps et « erre où il lui plaît, » à ce point que, parfois, il retrouve difficilement le chemin qui le ramènera vers son propriétaire légitime. « Tantôt il plaisante avec les dames, tantôt il joue sur son char en compagnie de quelques amis, sans plus songer à cet appendice matériel, le corps, qu’il a laissé au logis. » Puis, après cette période de récréation, vient le sommeil profond que n’accompagne aucun rêve : « Comme un faucon ou un aigle ayant longtemps plané dans les cieux replie ses ailes fatiguées et se dispose au repos, » ainsi l’esprit se hâte vers cet état, où, endormi, il ne ressent plus de désir, et ne « voit plus d’image de songe. » C’est là en somme une fine analyse de phénomènes encore aujourd’hui mystérieux.

— En effet, — repris-je intéressé par ce début, et, à titre de confirmation à l’appui de semblables vues, — il ne serait pas difficile de relier ces antiques conceptions populaires aux superstitions du vampirisme, de la lycanthropie, du pouvoir des loups-garous, enfin du sabbat des sorciers. Tout cela repose évidemment sur l’opinion que l’esprit peut être occupé au dehors à quelque action malfaisante, tandis que le corps de son propriétaire repose innocemment au logis.

— Vous l’avez dit ! Mais ces vues naïves se sont bientôt élargies par la considération de l’analogie si frappante qui existe entre le sommeil et la mort. La vie ne serait-elle qu’un rêve un peu plus prolongé que ceux de nos nuits ? se demande encore de nos jours la philosophie la plus scientifique, la mieux armée d’instrumens de mesure et d’appareils de précision. L’esprit, après la mort, ne mène-t-il pas d’une façon plus prolongée la même existence que durant le songe ? se dirent les tribus sauvages du passé. De là le culte et la crainte des âmes des ancêtres, considérées comme errantes autour du théâtre de leur existence

  1. Voyez Philosophie des Oupanichads, p. 272 à 277.