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peuple (et nous autres savans avec lui, il faut bien le reconnaître), nous nous imaginons cette âme ou cette Volonté sortie d’un mort se reposant quelque peu en un lieu quelconque, puis après une certaine période de temps, rentrant dans un nouveau-né pour l’animer et devenir la cause de sa vie. Voilà la classique migration des âmes, mais aussi l’erreur populaire, le vêtement grossier et opaque qui dissimule la vérité aux yeux du vulgaire : car le sage védique savait déjà, sans le comprendre, que, dans le milieu métaphysique où se meut le Brahma, âme du monde, la Volonté de Schopenhauer, la Chose en soi de Kant, le principe de tout être, il n’y a ni espace, ni temps, ni causalité. La volonté ne s’attarde pas quelque part, ni ne demeure quelque temps inactive : elle est une, partout et toujours. C’est ce qu’exprime ce passage où se traduit si nettement la conception du monde de Schopenhauer : « Nous voilà assis de compagnie, conversant entre nous, nous captivant mutuellement. Et les yeux brillent, et les voix s’élèvent plus sonores. Ainsi d’autres s’assirent de même, il y a des milliers d’années, et le spectacle était le même, et ils étaient les mêmes, et il en sera de même dans mille ans. » Car l’illusion, la « Maya » védique qui nous empêche d’apercevoir cette vérité n’est autre que l’incapacité de notre matérielle intelligence à concevoir les choses en délions du temps.

— Oh, oh ! reprenez haleine ! m’écriai-je alors. Nous voilà parvenus devant les ténèbres visibles de Dante, comme disait notre bon Victor Cousin à la lecture de Hegel. Encore dois-je reconnaître que vous avez fait effort pour mettre ces mystères à ma portée, au détriment peut-être de leur profondeur, et au scandale des métaphysiciens exercés. Vous vous êtes souvenu du précepte de Heine : quand on se met à parler dans la langue du bon sens et de l’intelligibilité universelle, c’est-à-dire en français, il faut savoir exactement ce que l’on veut dire, et « l’idée la plus bégueule est forcée de laisser tomber ses jupes mystiques pour se montrer dans toute sa nudité. »

— Raillez à votre aise : il n’en est pas moins vrai que, là-haut, au flanc du Heiligenberg, votre Cousin tremblait d’ardeur et de désir devant ces ténèbres visibles. Il s’agissait en effet de les pénétrer tant bien que mal, si l’on voulait rapporter en France la bonne parole philosophique. Je crois fort que Schopenhauer et son disciple Richard Wagner ont trouvé à leur heure les