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ingénieux qui y foisonnent sont noyés dans une polémique assez fastidieuse contre Kœgel, l’éditeur des papiers inédits du maître. Cependant, en faisant abstraction de ce litige d’ordre particulier, voici les enseignemens que l’on tirera de ce travail. Le raisonnement initial de Nietzsche, exprimé par lui sous différentes formes, en ses notes personnelles, et dans les ouvrages livrés au public, est exactement celui de Heine ou de M. Le Bon ; je vous fais donc grâce de sa répétition : temps infini, atomes en nombre fini (pourquoi ? ), donc éternel retour dans le temps de semblables combinaisons. Mais l’histoire du développement d’une idée si folle dans un esprit si remarquablement pénétrant est au contraire d’un haut intérêt psychologique. Permettez-moi donc de l’esquisser à votre intention.

Nietzsche effleure déjà la théorie de l’Eternel retour dans la deuxième de ses Considérations Intempestives, à titre d’enseignement du système pythagoricien, non sans ajouter aussitôt qu’une telle conception ne saurait trouver sa place en nos esprits modernes, avant que l’astronomie ne fût retournée à l’astrologie. Il y revint pourtant, lorsque, dégagé de l’influence de Schopenhauer, il se fut plongé dans l’étude des positivistes anglais. Rejetant dès lors toute conception métaphysique, il nia l’existence possible d’un monde soustrait aux lois de l’espace, du temps, et des catégories kantiennes. Cependant l’impression laissée dans son souvenir par la philosophie classique allemande avait été trop profonde pour qu’il pût se délivrer entièrement de l’obsession métaphysique. Retournant à ses premières amours, il chercha donc bientôt instinctivement à remplacer les hypothèses transcendantales, par d’autres non moins osées en réalité, mais positives à ses yeux, mais tirées du monde des phénomènes. On l’a vu ainsi dériver le libre arbitre d’une longue éducation de la volonté par la contrainte des pédagogues et par toutes les influences extérieures ; ou refaire, dans la Généalogie de la morale, l’histoire du péché originel, conçu comme une dette d’honneur envers les ancêtres de la tribu ; enfin, et ce point seul nous intéresse ici, revenir, par la voie de l’Eternel retour, à la palingénésie de Schopenhauer.

La préoccupation en reparut dans son esprit au mois d’août 1881, à Sils Maria, dans l’Engadine, où il cherchait le repos pour ses nerfs fatigués ; et il jeta dès lors sur le papier quelques lignes assez obscures qui portaient pour titre :