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peut-être par en « amuser les passans, » à la manière de nos forains, les représentations tragiques ne tardèrent pas à prendre une forme plus stable, plus régulière, et finalement « officielle. » La tragédie grecque n’a jamais été un spectacle comme un autre, qui se donnât en tout temps ni partout ; on ne l’a toujours jouée qu’en des circonstances particulières et définies, notamment aux fêtes de Bacchus, — Dionysies des champs, Lénéennes, Grandes Dionysies ; — et, de très bonne heure enfin, l’esprit grec, vaniteux et avide de distinctions, la soumit au système ou, comme nous dirions, au régime des concours. Les partisans de la « liberté de l’art, » — qu’il faut soigneusement éviter de confondre avec la « liberté dans l’art, » — auront sans doute peine à en prendre leur parti ! Mais il en faut bien convenir : l’Agamemnon, l’Œdipe roi, l’Iphigénie sont de l’ « art officiel, » si jamais il y en eut. Elles sont aussi de l’ « art moral, » non seulement de fait, mais d’intention, de parti pris et de propos délibéré. La « virtuosité », l’indifférence au contenu de la parole, ne s’insinuera que plus tard, beaucoup plus tard, et pour l’altérer, dans la composition du génie grec. Bossuet, avec la lucidité de son coup d’œil, ne s’est pas trompé quand, dans une phrase de son Discours sur l’histoire universelle, il a loué les Eschyle et les Sophocle d’avoir travaillé au perfectionnement de la vie civile. Je crois, en vérité, qu’il eût pu dire « civique[1]. » Et ainsi, dans l’histoire de toutes les littératures, il n’y a rien qui soit au-dessus de ces chefs-d’œuvre inspirés à leurs auteurs par l’émulation de triompher d’un rival ; par l’ardeur de mériter une récompense d’Etat ; et par le désir d’être « utiles » à leurs concitoyens !

On trouvera, dans l’Histoire de la littérature grecque de MM. Alfred et Maurice Croiset, que nous suivons dans tout cet exposé, de nombreux renseignemens sur l’organisation matérielle des représentations tragiques, sur la disposition de la scène, sur la nature du décor, sur les masques de théâtre, etc., avec une très fine et très heureuse notation des conséquences qui en sont résultées pour la constitution intérieure de la tragédie grecque. La fonction crée-t-elle quelquefois l’organe ? C’est un beau sujet

  1. Citons textuellement la phrase : « Homère, et tant d’autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins grave » qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. » III, ch. 5.