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qui, en Grèce, ont comme obligé les grands tragiques à reprendre l’un après l’autre les mêmes sujets, et quand, pour les renouveler, ils ont voulu, tel Euripide, y introduire la passion, ils l’y ont introduite, mais, avec elle et en même temps, le mouvement qui déplace « les lignes, » et, en les déplaçant, devait faire à la longue évoluer la tragédie vers le mélodrame.

Aristote a quelque part appelé Euripide le plus tragique des tragiques : il en est aussi le plus moderne, et le plus voisin de nous. M. Maurice Croiset le nomme « un destructeur d’illusions, » et en effet, dans son œuvre, il semble bien que la tragédie grecque ait perdu désormais tout souvenir de son caractère « religieux. » Oserons-nous, à notre tour, nous permettre l’anachronisme ? Il y a, en vérité, quelque chose de « voltairien » dans l’inspiration philosophique du théâtre d’Euripide, et nous avons de lui des tirades qui semblent annoncer l’Œdipe du jeune Arouet :


Nos prêtres ne sont point ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science ;


ou encore :


Qu’eussé-je été sans lui ? Rien que le fils d’un roi.


Signaler cette analogie, c’est indiquer le principal défaut ou le plus apparent du théâtre d’Euripide. Génie mobile et capricieux, — on serait tenté de dire fantasque, — il est venu troubler l’harmonieux équilibre de la tragédie sophocléenne. Ses pièces ne sont pas liées, ni même toujours composées. Elles sont pleines d’épisodes et de digressions. Elles sont pleines aussi de « surprises, » « de méprises, » et de « reconnaissances » qui sont toujours des moyens bien vulgaires. Peut-être l’étaient-ils moins en Grèce ! Mais sa sensibilité profonde, mêlée d’un peu de misanthropie, lui a permis, en revanche, de faire entrer dans la tragédie grecque une quantité d’émotion, si l’on peut ainsi dire, inconnue avant lui. Il est « pathétique ; » et quand ce n’est pas lui qui, comme tel de nos romantiques, souffre ou s’exalte par la bouche de ses personnages, on sent bien que, sous leur masque légendaire, si ce ne sont pas encore des aventures, ce sont au moins les sentimens de la vie commune qu’il aime à mettre en scène.

Le dernier pas était fait. En moins de cent ans, la tragédie