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LE MANUSCRIT DU CHANOINE. 15 — Mais tout simplement par le Planay. monsieur, d’où il a dû redescendre sur Doussard. — C’est trop fort ! murmura Marius, suffoqué. Francine fut prise d'un fou rire. — Je vous l’avais bien prédit, s’écria-t-elle, ce M. Prestoz a des ailes aux talons... Quand on croit le saisir, frrr !... il s’en- vole comme une hirondelle... Bah ! oublions-le pour le moment et allons contempler les Alpes !... — Les Alpes ! grogna Marius, autre mécompte !... Nous sommes ici au fond d’une cuvette d’où l’on ne peut rien voir... — Que si fait ! monsieur, répliqua le chalézan, grimpez seu- lement sur ce talus et vous aurez un spectacle qui vous paiera de vos peines. Et il avait raison, le chalézan ! Quand ils eurent escaladé la crête gazonneuse, Sylvie, arrivée la première, poussa un cri. C’était un éblouissement. Juste en face, dominant montagnes et vallées, le massif du Mont-Blanc surgissait comme une im- mense et radieuse ville de neige. Ses escaliers géans, ses dômes, ses tours, ses aiguilles montaient étincelans dans l’azur. L’atmo- sphère était si transparente qu’on eût cru les glaciers tout pro- ches. On se sentait rafraîchi par le voisinage illusoire de cette masse neigeuse, dont l’irradiation trop vive finissait par vous faire cligner les paupières. A droite, les cimes des premiers plans : la Dent de Cous, l’Etoile, les mamelles de la Sambuy, les pointes de l’Arcalod formaient une ceinture crénelée aux ombres d’un bleu foncé, dans l’intervalle de laquelle on distinguait les blan- cheurs fuyantes des montagnes du Dauphiné. A gauche, sous une poudroyante lumière argentée, se succédaient les bastions ruinés de la Tournette, la dentelle des Aravis, la longue mu- raille du Parmelan, puis tout au loin, dans une buée mauve, la crête horizontale du Jura. Pour reposer ses regards, on n’avait qu’à les abaisser vers les profondeurs qui se creusaient à la base du Charbon ; là, s’ouvraient des abîmes de verdure, des mou- tonnemens de forêts, des ondulations de prairies dorées. Le lac apparaissait comme une minuscule flaque bleue, aux bords semés de points blancs ou roses, selon que le soleil effleurait les maisons des villages ou les laissait dans l’ombre. Et tout ce paysage idéal, toutes ces splendeurs, toutes ces fraîcheurs s’offraient à l’émerveillement des compagnons, au milieu d’une religieuse paix, dans un solennel silence à peine troublé par