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enterrer la sanglante relique dans un coin de son jardin. C’est là qu’un ouvrier vient de l’exhumer, un matin de l’été qui finit : mon ingénieux confrère M. Lenôtre nous contait l’autre jour cette lugubre trouvaille. Si l’on gardait quelques doutes sur l’authenticité du crâne de Brissac, il n’y aurait qu’à le confronter avec le buste de l’appartement du Dauphin : le ciseau de Rœttiers a vigoureusement accusé sur ce marbre les saillies caractéristiques du modèle. — On a vu comment Rohan-Chabot consolait Mme Du Barry, un an après ce drame. Notre portrait explique, il excuse l’inlassable faiblesse de la galante quinquagénaire ; elle désire tant plaire encore, la molle créature, et vivre, vivre à tout prix. On devine sur cette bouche sensuelle le dernier cri qui va s’en échapper : « Encore une minute, monsieur le bourreau ! »

Encore une minute ! Encore un peu de plaisir ! C’est le cri qu’ils jetteraient tous, s’ils savaient, ces hommes et ces femmes de plaisir, ceux mêmes et celles qui vont mourir le plus courageusement. Au seuil du salon Louis XVI, le dernier de l’enfilade, la terreur et la pitié retiennent un instant le visiteur. La plupart des têtes qu’il voit là sont marquées pour le couteau, d’autres pour l’exil, pour les funestes aventures des jours à venir. Le vieux Gluck, placé sur une des portes, et qui lève les yeux au ciel en cherchant ses mélodies, pourrait trouver dans cette salle et y faire entendre les incantations aux mânes dont le gémissement emplit son Orphée. L’auditoire du musicien est composé tout entier de ces « ombres livides » dont parlait André Chénier.

Arrêtons sur ce seuil notre promenade. Si le lecteur n’en est pas lassé, nous l’achèverons une autre fois ; parmi les personnages de cette société plus proche, plus émouvante, rattachée à la nôtre par tant de liens. Un monde commence avec Louis XVI, un monde a fini avec Louis XV. De même que le siècle de Louis XIV, à l’autre bout de cette galerie, empiétait sur son successeur, de même le siècle des Révolutions, — celui qui hier encore était le nôtre, — reflue violemment sur les dernières années du XVIIIe siècle, les sépare de l’ancien temps et les tire vers nous. Nous quittons ici ceux qui ont goûté pleinement toute la douceur de vivre, regrettée par M. de Talleyrand. Leurs héritiers nous conduiront jusqu’à nos jours, à travers les troubles et les angoisses qui font leurs portraits si pathétiques. Toutes les époques revivent, dans cet éloquent et universel tombeau de