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Bordeaux, furent disloquées et dissoutes, les régions du Midi purgées de leurs émissaires ; enfin, des bouches de la Loire à celles de la Seine, Fouché traqua sans merci les derniers chouans, avant-garde ou arrière-garde, comme on voudra, des Anglais en terre française, ceux qui, faute de pouvoir prendre des villes, arrêtaient les courriers et enlevaient les caisses publiques. Il n’est guère d’année où il n’offre à Napoléon le sang de quelque chef plus ou moins réputé. Quant à leurs complices secrets, il les exclut systématiquement des fonctions publiques de tout ordre. Aux irréconciliables restés à l’étranger il ferme les ports de la Manche. Bien mieux, il sait se créer des intelligences jusque dans l’entourage des princes. On a raconté qu’un jour, en 1815, il osa rappeler à Blacas, en présence de Louis XVIII, les rapports qu’il avait reçus de lui. Il attire enfin, à l’occasion, sur le sol français les imprudens dans des pièges et des guet-apens qui leur coûtent la liberté, parfois la vie. Contre les amis des Comtes de Provence et d’Artois, les libéraux constitutionnels, les nouveaux Français indociles, la police, sous sa direction, employa deux armes extra-légales qui s’en prenaient l’une aux corps, l’autre aux intelligences : la prison d’Etat, la censure.

Par prison d’Etat, il faut entendre la réclusion arbitraire, caractérisée, sous sa forme la plus grave, par la détention dans une forteresse, sous sa forme la plus douce, par la mise en surveillance dans une résidence distincte du domicile. Ceux dont on suspectait le passé ou dont on incriminait les relations, dont on avait surpris une parole imprudente, jusqu’à un geste irrespectueux, pouvaient être éloignés, pour un temps indéterminé, à 30, 40 ou 100 lieues de Paris. On vit certains salons ainsi vidés par la dispersion de leurs habitués, comme jadis les palais de justice, quand des lettres de cachet envoyaient les membres opposans des Parlemens à tous les bouts du royaume. Mme d’Escars, surprise par un de ses invités alors que, dans un mouvement de dépit, elle jetait au feu le bulletin d’Austerlitz, fit malgré elle le voyage des îles Sainte-Marguerite ; plusieurs autres dames partirent le même jour qu’elle. On multipliait ainsi le nombre des sujets de Sa Majesté transplantés pour avoir troublé l’atmosphère de silence respectueux où les pouvoirs publics entendaient vivre : individus présumés coupables, mais qu’on n’osait traduire, faute de preuves, devant les tribunaux civils ou militaires ; accusés acquittés régulièrement ou condamnés arrivés au terme