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officiellement sur l’une et l’autre ne reçurent aucune plainte, ne firent entendre aucune réclamation. A lui seul, le ministre se chargea d’apporter quelque tempérament à l’arbitraire. Il laissait, sans le dire, celui-ci rompre insensiblement son ban, celui-là s’échapper de sa prison, cet autre rentrer clandestinement en France. De ces faveurs adroitement conférées et cachées, il faisait valoir le mérite auprès de qui de droit et accaparait le bénéfice. Par cette conduite il conquit et garda ses entrées au faubourg Saint-Germain, jusque dans les salons inaccessibles à quiconque n’était pas . On imaginera bien qu’il y tendait l’oreille plus qu’il n’y déliait sa langue et qu’on ne le croyait qu’à moitié lorsqu’il disait : « Quand vous aurez du mal à dire de l’Empereur et du gouvernement, attendez que je sois chez vous. Mon arrivée fait fuir les mouchards. » Il se laissait hanter par les revenans, sauf à les maintenir étroitement dans le monde des ombres.

Comment expliquer la constance, l’apparente cordialité de ces rapports qui, à distance, surprennent, scandalisent même ? Redouté à raison de ses fonctions, Fouché, à première vue, n’attirait guère. Le front vaste, signe d’intelligence, le menton lourd, signe de volonté, en imposaient peut-être, mais les joues blêmes, encadrées de cheveux incolores et plats, le sourire intermittent et énigmatique, les yeux gris enfoncés sous des paupières rouges et plissées, le regard fuyant, ne plongeant qu’à la dérobée par un trait aigu et furtif dans le regard et l’âme d’autrui, la parole brève et saccadée, un ton de scepticisme et de légèreté appliqué aux sujets les plus graves, tout cet extérieur ne le recommandait guère. En revanche, l’esprit animait sa conversation, le désir d’obliger se trahissait dans son langage autant que celui de se faire valoir. Il semblait sans cesse excuser les actes que lui imposait la raison d’Etat par des actes d’indulgence intéressée et, avec toutes sortes de précautions, entretenait parmi les habitans du noble faubourg l’aigreur et la défiance contre le gouvernement. Il se créait ainsi des sympathies parmi ceux qui laissaient croire à leur soumission, sympathies dont quelques-unes, vu leur durée, doivent être tenues pour sincères.

Jusque dans l’Eglise, il compta des amis, d’autant plus qu’avec sa tendance à incliner du côté opposé à celui où penchait le pouvoir, il ménagea les prêtres lorsque Napoléon se mit à les poursuivre. Ce n’est pas une démarche sans portée que celle du