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Tacite rapporte des débauches de Tibère, mais il doute beaucoup des cruautés qu’il lui prête. Il les atténue, il les explique, il leur trouve des motifs et des excuses ; quelquefois même, il les nie tout à fait. Sa raison de n’y pas croire est la même que donnait Voltaire tout à l’heure elles lui semblent invraisemblables. Quand Tacite raconte que Tibère, ennuyé de la longueur des procès et du nombre des accusés, ordonna de vider les prisons en égorgeant ceux qui les remplissaient, Linguet s’indigne ; il proteste contre des crimes « qui déshonorent la nature humaine » il déclare « que la méchanceté des hommes ne peut pas aller jusque-là. » Le malheureux ! Quelques années plus tard, il devait assister aux massacres de Septembre et périr lui-même sur l’échafaud.

Il ne semble pas que les violences de Linguet aient produit beaucoup d’effet de son temps. On les regarda sans doute comme de simples boutades d’un esprit taquin et paradoxal. Grimm se contente de dire insolemment qu’il faut avoir plus d’esprit quand on soutient de telles énormités, et Mirabeau, faisant allusion aux mauvaises causes dont Linguet ne répugnait pas à se charger, l’appela l’avocat de Néron. C’est quelques années plus tard que les attaques contre Tacite prirent plus d’importance, quand la politique s’en mêla. Napoléon, qui se regardait comme l’héritier des Césars, ne lui pardonnait pas d’avoir si mal parlé de ses prédécesseurs. Le Mercure fut supprimé parce que Chateaubriand y avait fait l’éloge de Tacite, et le pauvre Chénier, ayant osé écrire :


Que son nom prononcé fait pâlir les tyrans,


fut destitué sans pitié de la place qu’il occupait dans l’Université et qui le faisait vivre.

La lutte recommença de plus belle avec le second Empire. Pendant quinze ans, l’histoire romaine fut un champ de bataille où l’on se jetait les empereurs à la tête. Cette fois le combat fut plus sérieux. Ceux qui, chez nous, par affection pour l’empire restauré, voulaient affaiblir l’autorité de Tacite, allèrent se fournir d’armes en Allemagne. L’Allemagne était à ce moment (1852) très mal disposée pour lui, et il faut reconnaître que les argumens dont elle usait pour le combattre valaient bien mieux que ceux dont Voltaire et Linguet s’étaient contentés. On s’efforçait,