Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/510

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous, car nous sommes plus rapprochés d’eux. Les bons font du bien à tout le monde. Il faut souffrir les mauvais comme on supporte la sécheresse ou les inondations. Le beau temps survient, qui nous console des tempêtes. » Ce qui distingue ce discours entre ceux de Tacite, c’est l’absence complète de rhétorique. Cérialis y parle en soldat, d’un ton décidé, mais calme et presque froid. Le fond en est certainement d’un patriote, puisqu’on y donne les raisons qui légitiment la puissance romaine ; mais c’est un patriote qui aime son pays sans emportement et sans illusion. Il va même jusqu’à prévoir ce qu’un Romain n’envisageait guère, la ruine de cet empire auquel semblait promise l’éternité. Il annonce que, si ce malheur arrivait, la guerre, une guerre terrible, se déchaînerait sur l’univers entier. « Huit cents ans de fortune et de discipline ont élevé cet immense édifice ceux qui l’ébranleront seront écrasés sous sa chute. » C’est bien ce qui est arrivé. En parlant ainsi, Tacite semblait voir et prédire l’effroyable cataclysme où s’engloutit l’empire romain.

Si c’est vraiment la culture grecque qui a donné tant de mesure et de clairvoyance à son patriotisme, il faut l’en glorifier c’est un grand service qu’elle lui a rendu ; mais nous sommes forcés de reconnaître qu’il n’a pas toujours aussi bien profité de ses leçons. Il y a chez lui des préjugés dont la philosophie n’a pu le guérir ; à propos des esclaves, des gladiateurs, des gens à qui la société antique était si dure, il lui échappe des mots malheureux qui prouvent qu’en bien des choses, il ne s’élevait pas au-dessus des personnes de son monde et de son temps. En parlant de ces quatre mille affranchis, infectés de superstitions égyptiennes ou juives, que Tibère déporta dans l’île de Sardaigne, il déclare que, s’ils y meurent de la fièvre, ce sera une petite perte, vile damnum. Les grandes tueries d’hommes qu’on fait dans les amphithéâtres le laissent assez froid, et il trouve qu’en somme, le sang qui coule dans ces combats n’est guère précieux, vili sanguine. Il prend très aisément son parti du supplice de ces quatre cents malheureux qu’on mène à la mort uniquement parce que le hasard a voulu qu’ils aient couché dans la maison où leur maître a été assassiné. C’est une injustice assurément ; « mais y a-t-il moyen de tenir cette engeance autrement que par la terreur ? » Que nous sommes loin de la largeur et de la liberté d’esprit de Sénèque, si humain, si généreux, si dégagé des opinions de son époque, qui a si bien parlé des esclaves, qui condamne