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barbare a trouvé la véritable manière d’honorer les dieux.

Est-ce à dire que, dans la vie ordinaire, Tacite se soit abstenu de fréquenter ces temples où l’on « emprisonnait » les dieux de Rome et de prendre part aux cérémonies qu’on célébrait en leur honneur ? Non, sans doute. Comme presque tous les gens de sa condition, il joignait à la croyance à un Dieu unique la pratique d’un culte qui en suppose une multitude. C’était sans doute se mettre en opposition complète avec soi-même ; mais, outre que ces sortes de contradictions, en matière religieuse, sont partout assez communes, une secte philosophique, la plus importante de toutes à ce moment, avait trouvé moyen de tout concilier. Les stoïciens, contrairement à l’idée qu’on se fait d’eux, ne dédaignaient pas la popularité ; ils s’adressaient à un public plus étendu qu’on ne croit et faisaient beaucoup de concessions pour le gagner. C’est ainsi qu’ils imaginèrent un système qui permettait à ceux qui professaient des doctrines philosophiques de s’accommoder sans trop de répugnance de la religion de leur pays. Ce fut un jeu, pour ces moralistes adroits, d’interpréter les légendes les plus étranges de la mythologie, celles dont Horace disait qu’elles apprennent à se mal conduire, de manière à les rendre raisonnables et morales. Pour accorder ensemble l’unité de Dieu et le polythéisme, la tâche était plus difficile ; mais le caractère même des religions antiques aida les stoïciens à y réussir. Comme elles n’avaient pas de dogmes précis, de symbole arrêté, d’enseignement théologique, elles opposaient peu de résistance aux tentatives qu’on faisait pour les modifier en les interprétant. Ces théologiens subtils, à force de raisonner sur l’essence de ces dieux, dont on ne pouvait dire que le nom, et qui se prêtaient à tout, finirent par les vider de toute réalité. Ce ne furent plus des personnages divins, ayant leur existence propre, mais simplement des manifestations ou des fonctions du Dieu suprême, en sorte que celui qui les honorait rendait hommage, par un détour, à la divinité unique.

Dès lors, on pouvait les honorer sans trop de scrupule, ce qui mettait à l’aise tous ceux qui tiennent à ne pas s’isoler de la foule et à faire comme tout le monde. Le nombre en était grand à Rome, où régnait le respect des anciens usages, où les pratiques du culte tenaient tant de place dans la vie, où les sacerdoces étaient des fonctions politiques qu’un homme d’État ne pouvait pas dédaigner. Le système des stoïciens leur rendait un