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« L’idée même de droit est une fiction ; il n’y a de réel ici-bas que la force ; les droits sont de pures conventions, des transactions entre puissances égales, ou même inégales si elles y trouvent un avantage réciproque. Seulement, dès que l’une des parties cesse d’être assez forte pour que la transaction soit maintenue par elle vis-à-vis de l’autre, le droit cesse à l’instant : car il n’était que l’état de choses créé par la force, et qu’elle seule maintenait, à l’état ouvert ou latent. »

En conséquence, les animaux devront attendre, pour se voir reconnaître par nous des droits, qu’ils soient capables de traiter avec leurs maîtres ; jusque-là, ils n’ont pas d’autre titre légal que celui du tigre sur le coin de jungle où il prélève sa pâture, en attendant la balle du rifle qui mettra fin à sa suzeraineté ; ils n’en ont pas d’autres que les Républiques Sud-africaines aux yeux de l’impérialisme anglo-saxon. Races inférieures, dépourvues de lyddite, ou bêtes fauves mal armées contre les carabines de précision, c’est tout un pour nos modernes réalistes. Et n’est-ce pas un poète anglais, homme excellent par ailleurs, qui, à chaque intervention trop indiscrète à ses yeux des Sociétés protectrices d’animaux, se précipitait vers son chenil et y battait sa meute[1] ?

— Vous devenez attristant, dis-je. On croirait que vous partagez les idées dont vous exposez si nettement les principes et les conséquences.

— Vous me supposez déjà passé, n’est-il pas vrai, dans le camp du professeur Max Müller, si bien impérialisé par son long séjour en Angleterre qu’il s’est vu renier par Mommsen, et par nos associations les plus germaniques. Rassurez-vous : j’enseigne à Heidelberg et non pas à Oxford. Et j’ai sur ce sujet une tierce opinion. Je ne me donne pas du reste pour son inventeur, car elle n’est autre chose que la doctrine de notre vieux maître Kant. Le privilège de la raison, dit-il en substance, étant dévolu à l’homme et non aux animaux, crée entre eux une différence spécifique. L’animal n’a aucun devoir moral, et par conséquent aucun droit, et l’homme, d’autre part, ne doit accepter de devoirs que vis-à-vis de l’homme. Son devoir supposé vis-à-vis des autres êtres est tout simplement un devoir envers lui-même et envers ses semblables. Ainsi, par la brutalité exercée sur les animaux, par la vivisection inutile, se trouve affaibli le sentiment

  1. Voir B. Champneys, Coventry Patmore, London, 1900.