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Dans la nuit de Noël, par le chemin couvert de neige, à travers la forêt de pins, un homme se dirige vers sa demeure. — La glace scintille, le sol est d’une blancheur éclatante, que la lune argente là où ses rayons pénètrent. — Tout alentour, voici des troupeaux innombrables, et des moutons qui marchent dans la neige profonde, comme d’ordinaire ils vont parmi les trèfles. — Nul berger ne se montre, aucun chien ne les accompagne : pas un bêlement, pas un son ne s’élève de la horde. — Et voilà que tous, ô terreur ! contemplent le passant attardé, et l’entourent en rangs pressés sous le clair de lune. — Il prie tout bas dans ce cercle magique, il prie de tout son cœur pour que Dieu le prenne en pitié. — Mais, mot par mot, des paroles se chuchotent à la ronde et volent de bouche en bouche autour de lui. — Une petite voix s’élève plus distincte : « Ne nous abandonne pas. N’es-tu pas celui qui doit briser notre joug ? N’es-tu pas le Rédempteur, que nous attendons avec angoisse depuis si longtemps ? — Nous voici tous réunis en ce lieu, car nous avons souvent espéré dans ce jour, — depuis la dernière fois que nous fêtâmes la Noël au fond de la vallée des bruyères, il y a mille ans. » Mais bientôt un soupir s’élève au sein de la foule : « Ayez pitié de nous, Seigneur, ce n’est pas lui encore. Nulle auréole n’entoure son front. » — malheur, malheur ! pleure-t-on sur les pentes voisines, tandis qu’un fourmillement de formes sombres s’agite sous les plus obscurs. — Et le troupeau s’évanouit comme un petit nuage clair : il se dissipe par les airs, tandis qu’une faible voix ajoute : — « Adieu l’espoir ! Adieu jusqu’à notre réunion prochaine, dans mille ans, au fond de la vallée des ifs. »


Wagner se montre rarement aussi sobre, aussi impeccable que dans cette ravissante légende : c’est un morceau d’anthologie. Et, légèrement esquissée de la sorte, l’idée de la rédemption des animaux se fait accepter comme une tendre fantaisie du cœur, conseillère de douceur et mansuétude.

Tous ceux qui l’ont mise en œuvre n’en usent pas avec la même discrétion. Un poète de talent, le prince Emile de Schœnaich-Carolath, a publié, dans un recueil de nouvelles[1], une fantaisie intitulée Le Sauveur des animaux, qui conduit impitoyablement jusqu’à sa conclusion logique une analogie si hasardée dans sa seule indication. Son héros, fils de parens misérables, dut la vie dès sa naissance à la maigre vache, unique ressource de la pauvre demeure. Bien qu’épuisée elle-même par une nourriture insuffisante, la bonne bête fournit en effet la faible quantité de lait qui fut tout d’abord indispensable à l’enfant. Cependant, vers l’âge de cinq ans, ce dernier se trouve à l’improviste le spectateur de la mort du pauvre animal, devenu vieux, et que ses maîtres ont été contraints de mener à l’abattoir.

  1. Drei Novellen. Leipzig, Goeschen, 1896.