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préoccupé des nuances, a d’abord, dans une inaction forcée, rongé impatiemment son frein. Quand on l’a déchaîné, il s’est laissé, en plus d’un cas, emporter trop loin dans la voie des représailles. Son rôle est clair et son utilité indéniable : il joue là-bas le rôle peu agréable, mais éminemment opportun, d’un croque-mitaine.

Cependant, nous étions arrivés, à une allure assez vive, jusqu’au poste de Foulardi, point où la voie traverse la rivière Nonni, un puissant affluent du Soungari. Un pont métallique y est en construction : il mesurera 700 mètres, et doit être prêt au mois de mars 1902. Comme le froid varie de — 20° à — 35° C, les quatre piles non encore terminées (il y en a 13 en tout) sont encastrées dans de grands caissons en bois dont l’intérieur est chauffé : les ouvriers peuvent ainsi exécuter leur maçonnerie. La rivière gelée s’étend à perte de vue sous la neige, toute ponctuée de petites taches noires qui sont des ouvriers ou des passans. Un pont provisoire en bois sert à transporter du matériel roulant et les wagons de quelques personnes recommandées. Comme on n’ose faire circuler des locomotives sur ce pont « provisoire » qui finit sa troisième saison, les wagons sont poussés à bras. Après une halte de plusieurs heures, nous nous sommes, nous aussi, mis en mouvement, traînés et poussés par une soixantaine de coolies sales et dépenaillés, que menaient assez rudement des contremaîtres russes : ce glissement très lent, à bras d’hommes, le long des hautes piles éclairées à la lumière électrique, ces bruits de fabrique, ces coups de marteau, cette fumée, ces coups de sifflet, les sons gutturaux qu’échangent nos « traîneurs, » tout cela constitue une impression étrange qui n’est pas sans charme. On se demande seulement si deux ou trois chevaux ne feraient pas mieux l’affaire.

La gare de Tsilsikar nous retient toute la nuit suivante pour faire des manœuvres. Partis au matin, nous glissons maintenant dans une steppe intime, animée à tout instant par une fuite de petit lièvre ou par un vol lourd de faisans. Peu à peu, cependant, la steppe touffue se peuple ; des villages chinois y apparaissent et les longs sillons des terres labourées s’étalent vers l’horizon. Tout l’après-midi se passe en attente vaine à une gare de triage, au bord du Soungari, où hiverne une imposante flottille de paquebots : nous nous trouvons décidément aux approches d’un grand centre. Au milieu des Russes, qui sont ici nombreux, circulent