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vie que ce qu’elle nous donne en ces déserts, où l’on est sans cesse sur le qui-vive et où nous portons tous une énorme responsabilité. L’injustice glisse sur notre indifférence ; mais parfois, la patience nous échappe. Certes, il a pu y avoir des défaillances, çà et là ; mais enfin, avons-nous travaillé, existe-t-il, ce chemin de fer ? »

Oui, certes, le Mandchourien existe, et si la compétence technique me fait défaut pour décider s’il est bien construit et s’il n’est pas revenu trop cher, je dois constater, du moins, que l’on y circule, par endroits, bien plus vite qu’en Sibérie.

Kharbine a subi l’an dernier un siège en règle de la part des troupes chinoises qui tenaient une rive du Soungari. On dut évacuer Vieux-Kharbine pour se réfugier à Soungari et au Pristane, où des défenses avaient été élevées. Les seuls canons que les assiégés eurent à leur disposition furent ceux qu’ils prirent aux Chinois au cours d’une sortie. La retraite du fleuve leur était coupée et ils durent abandonner à l’ennemi plusieurs péniches chargées de marchandises. Plusieurs Russes furent tués. Ce fut une terrible alerte, mais elle passa inaperçue en Europe, parce qu’à ce moment, on n’avait d’yeux que pour les assiégés des Légations. Le siège levé, les ingénieurs voulurent constater au plus vite les ravages causés par les Chinois sur la ligne en construction. Partout, rails et traverses avaient disparu. Incapables de détruire la partie essentielle de la voie, c’est-à-dire les terrassemens, les soldats du Fils du Ciel avaient cru endommager sérieusement cet ouvrage en le labourant ! Après la tourmente, on apprit que rails et traverses avaient été traînés au loin, jusqu’à 25 et 30 kilomètres de la ligne, et cachés dans des villages ou enfouis en terre. Il s’agissait de les ravoir. Un employé adroit qui n’avait jamais eu, comme tous les civils, que des rapports amicaux avec les Chinois, fut chargé de renouer les relations. Il s’entretint avec les chefs de nombreux villages et promit solennellement une prime pour chaque traverse et chaque rail qui seraient livrés dans un délai fixé. Comme par enchantement, les rails et les traverses réapparurent. Le délai passé, on en fixa un second, en déclarant que celui-ci expiré, on châtierait les villages où seraient encore trouvés des restes du pillage : cette menace fit sortir encore un lot d’acier et de bois, si bien que l’on recouvra environ 70 pour 100 du matériel dispersé. C’est une grande force pour les Russes que de savoir manier ces natures