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de suite amincis en fuseau, ils portent au bout de leur hampe démesurée un tout petit bouquet d’éventails rigides, trop haut dans le ciel de feu. Et la raideur de ces silhouettes d’arbres se répète indéfiniment des deux côtés du chemin, jusqu’au triste horizon des plaines.

Personne jamais sur cette route, si soigneusement tracée pourtant entre ses deux bordures de banians verts ; on dirait qu’elle ne mène nulle part. Et peu à peu l’alanguissante chaleur, les petites secousses rythmées, la persistance des mêmes cahots et du même bruit, amènent un assoupissement vague où la pensée commence de sombrer.

Vers cinq heures, croisé quatre passans bizarres, qui prennent l’importance d’un événement à mes yeux presque endormis et déjà habitués à ne rencontrer rien dans l’allée monotone ; quatre personnages de haute taille, qui marchent à grandes enjambées rapides, le torse nu, un pagne blanc et rouge autour des reins, un large turban rouge sur la tôte. Où vont-ils si vite et dans de si éclatans costumes, ces inconnus, au milieu de ces solitudes ?

Ensuite le sommeil, par degrés, lentement, m’anéantit sur ma couche étouffante, et je perds conscience de toutes choses.

Réveil une heure après, au crépuscule mourant, pour percevoir cette dernière image de la journée :

La chaîne des Ghâts, qui s’est rapprochée tout d’un coup, comme si elle avait fait un saut de trois lieues, ferme l’Occident des plaines ; en violet sombre, elle se découpe avec une netteté invraisemblable sur la bande rouge qui traîne encore à l’horizon du couchant ; ses granits des cimes ont des formes vraiment indiennes et jamais vues ailleurs, simulant des tours, des pyramides, des dômes de pagodes. Et les minces palmiers-fuseaux, qui sont toujours, avec quelques aloès d’aspect cruel, les seules plantes ici, montent du sol en traits durs, profilés contre ce qui reste de lumière, rayant partout de leurs bâtons noirs l’or pâle du ciel.

Puis l’obscurité vient, subite, attristante un peu, car la nuit sera sans lune.

Et, jusqu’au matin, secoué dans l’étroit sarcophage, je ne perçois plus rien que des choses confuses. Des sonnailles et des cris furieux, quand nous croisons des attelages de zébus trop lents à se garer des nôtres. Des arrêts, pour changer nos cochers et nos bêtes, dans des villages vaguement entrevus au bord de la route ; chaumières de brahmes endormis, devant lesquelles des