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une allée, entre des haies d’arbustes à fleurs blanches. Devant moi, les deux rangées symétriques de bronze humain continuent leur mouvement de machine, soutenu déjà durant six lieues. Un peu de sueur seulement perle sur les corps, donnant des luisans de vrai métal, accentuant le dessin des anatomies, au soleil terrible. La floraison éperdue des arbustes de la rive se détache en blanc cru sur le bleu profond d’en haut ; ils portent leurs fruits en même temps que leurs fleurs, leurs fruits surabondans et inutiles, dont l’eau est partout jonchée, comme d’une grêle de petites pommes d’or.

Et mes bateliers vont toujours ; maintenant ils chantent, comme des gens qui rêvent, hypnotisés dans leur saine fatigue, et un sourire inexpressif découvre l’éclat de leurs dents.

Passe une région habitée ; des villages, des pagodes ; de vieilles églises, en ce style un peu hindou qu’ont adopté ici les chrétiens syriaques.

Et notre chemin d’eau s’encaisse, entre des berges tapissées de fougères ; puis, tout à coup, voici l’obscurité sonore, la fraîcheur souterraine : nous sommes dans un long tunnel que le Maharajah vient de faire creuser pour permettre aux barques de communiquer avec de plus lointaines lagunes, les lagunes du Nord, où nous naviguerons ce soir et demain. Le bruit de nos pagayes résonne là-dessous, comme décuplé, et quand les autres barques en voyage, qui s’avancent semblables à de grandes ombres noires, arrivent à croiser la nôtre, les rameurs poussent des cris, qu’un écho lugubre répète longtemps.

Midi ; changement d’équipe Les souterrains franchis, nous sommes de nouveau dans le dédale des îlot de palmiers, et nous accostons la rive, devant un village enfoui sous la verdure où nous attendait une relève de quatorze hommes. Il y a ainsi des relais disposés tout le long du chemin pour les barques du Maharajah.

Quand ils ont pris pince, les nouveaux, c’est d’abord une frénésie de mouvement et de clameurs ; on dirait qu’ils partent avec des joies d’enfant ; ils s’excitent à pagayer, à rire, et à chanter en montrant jusqu’au fond leurs dents blanches. Les uns sont chrétiens et portent un scapulaire qui se balance sur leur poitrine nue ; les autres ont le sceau de Shiva peint sur le front, et aussi les trois lignes horizontales de Shiva tracées en gris de cendre sur les biceps et sur les seins.