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les Hollandais sans doute qui avaient construit ce quartier, comme dans la mère patrie, à l’époque des premières colonisations où l’on ignorait encore l’art d’approprier les bâtisses aux exigences des climats, et, après leur départ, ces Juifs de Cranganore auront pris place dans leurs logis abandonnés. Des Juifs, rien que des Juifs, ici, toute une juiverie pâle, anémiée par l’Inde et les maisons trop closes ; ces deux mille ans de séjour au Malabar n’ont en rien modifié le type originel, contrairement aux théories admises, ni seulement basané les figures. Et ce sont les mêmes personnages, les mêmes longues robes que l’on rencontrerait à Jérusalem ou à Tibériade ; jeunes femmes aux traits fins ; vieilles chafouines au nez crochu ; enfans trop blancs et trop roses, lymphatiques avec des airs futés, une petite papillote sur chaque oreille, comme en portent leurs frères de Chanaan.

Ces gens descendent sur le seuil des portes pour regarder l’étranger qui passe, car il n’en vient guère à Matanchéri. Ils paraissent plutôt sourians et hospitaliers, et, dans presque toutes les maisons, je serais courtoisement reçu si j’entrais.

Il n’en reste aujourd’hui que quelques centaines au plus, de Ces exilés qui, d’après la tradition, arrivèrent jadis au nombre de 10 000 ; depuis tantôt deux millénaires, l’habitat dépressif a constamment étiolé leur race persistante ; ils vivent, paraît-il, de commerce clandestin, d’usure, et, lorsqu’ils sont riches, affectent de ne pas l’être. Chez deux ou trois notables, où j’accepte de m’asseoir un instant, les aspects sont pareils : délabrement, désordre et pouillerie, dans une demi-obscurité et une senteur de tanière ; quelques vieux meubles à peu près européens, qui doivent dater des Hollandais, s’en vont de vermoulure ; des images mosaïques sont pendues aux murailles, et des inscriptions en hébreu.

La synagogue est au bout de la rue, avec son petit beffroi mélancolique, tout fendillé par la chaleur, tout déjeté par les ans. Après avoir passé la première porte, on se trouve d’abord dans une cour, aux épaisses murailles aussi hautes que celles d’un préau de prison. Le sanctuaire en occupe le milieu ; le soleil de huit heures du matin l’inonde déjà de lumière et le rayonnement blanc de ses couches de chaux éblouit la vue. Il n’y a peut-être pas d’autre synagogue au monde où se soit conservée une décoration aussi ancienne, d’un style si inconnu. Le heurt barbare