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affaire sérieuse, ils font rapport au roi, et c’est en marge de ces rapports que Frédéric écrit ses ordres, brièvement, nerveusement, d’un style vif, railleur et mordant qui, une fois vu, se reconnaît pour toujours.

Ce n’est pas à dire que le roi ne prenne jamais avis de ses ministres. Il y en a deux, deux amis de sa jeunesse, Podewils et Finckenstein, qui tour à tour ont joui d’une part de sa confiance. L’un et l’autre il les consulte dans les grandes circonstances, par écrit d’ordinaire, tant il craint de se laisser séduire par la parole, et quitte à n’en faire qu’à sa tête, à rompre brusquement la discussion par un rude : « Monsieur, mêlez-vous de vos affaires. » Mais au cours ordinaire des choses, il s’abstient le plus souvent de demander conseil à ses ministres, comme de leur faire part des secrets de sa politique. Mieux encore, il les abuse par de fausses confidences, il excite leur jalousie en cachant à l’un ce qu’il avoue à l’autre, il leur dissimule enfin ses décisions les plus graves : au printemps de 1744, par exemple, Podewils, le ministre préféré, ignore tout des négociations de son maître avec la France ; et ce n’est que le 1er  juillet de cette année-là qu’on lui confie deux choses, d’abord qu’une alliance avec Louis XV est signée depuis trois semaines, et ensuite qu’on va faire la guerre à Marie-Thérèse, chose résolue depuis tantôt cinq mois ! Non pas que Frédéric doute le moins du monde de la fidélité du brave Podewils ou de ses collègues : mais par principe, il ne veut point de partage dans les secrets d’Etat. En lui réside la Prusse et la politique de la Prusse, et pour être seul à diriger cette politique, il veut être seul à la connaître. « Je déchirerais ma chemise, dit-il, si ma chemise savait mon secret. »

Par malheur, on le sait, Frédéric n’est pas aussi bon diplomate qu’il est bon politique ; il manque de sang-froid, de tempérance de langage, et il faut avouer qu’en ses mains, son secret n’est rien moins qu’en lieu sûr. A vrai dire, il connaît son défaut, et s’efforce d’y parer. Rien d’amusant comme l’insistance mi-sérieuse, mi-plaisante qu’il met à demander, lorsqu’une cour doit lui envoyer un nouveau ministre, qu’on lui choisisse « un bon sujet, doux et raisonnable, » « une personne traitable qui n’ait pas des manières trop roides, » « un homme d’esprit qui ne soit pas enclin à s’emporter, » lisez : quelqu’un que n’effarouchent pas ses coups de langue et sur qui la faute puisse s’en rejeter