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de son côté ; car « les négociations sans armes font aussi peu d’effet que des notes sans instrument. »

Ce n’est pas cependant que Frédéric aime à faire parade de réalisme et de brutalité : il a usé plus qu’il n’a parlé du droit canon. Tout en dédaignant le code et le protocole, il respecte l’opinion, il la craint, même quand il la viole ; il invoquera son secours aux jours d’épreuve, et ne manquera jamais de lui rendre ses comptes. D’autre part, et vis-à-vis de lui-même, il faut reconnaître que Frédéric s’est toujours appliqué à conformer sa conduite à sa notion personnelle du devoir, et c’est un trait à noter du caractère de cet homme qu’on nous représente d’ordinaire comme l’apôtre du cynisme en politique, que, de tous ses actes, de tous ses « moyens, » il n’y en a pas un dont il n’ait revendiqué la responsabilité, accepté les conséquences, et présenté la justification. Cette justification, il la donne sous la forme d’une théorie, non pas nouvelle, mais habilement renouvelée et mise au point, de la raison d’Etat : c’est la doctrine du souverain « serviteur de l’Etat. »

Très nettement, il commence par récuser le droit des gens, par abolir toute espèce de droit positif dans les rapports des États entre eux. On connaît déjà ces lignes, devenues célèbres, qu’il écrivit en marge d’un rapport de Podewils au mois d’octobre 1740, à la veille d’envahir la Silésie : « L’article de droit est l’affaire des ministres, c’est la vôtre : il est temps d’y travailler en secret, car les ordres aux troupes sont donnés. » La même idée se retrouve dans un ouvrage de sa vieillesse, où il est dit que le droit public « n’est plus qu’un vain fantôme que les souverains étalent dans les factums et dans les manifestes, alors même qu’ils le violent. » C’est la thèse alors prépondérante. Point de droit ; il y a des droits, mais ces droits ne sont que des moyens d’action ou des prétextes à négociation.

Après le droit, c’est la morale privée que Frédéric exclut, non moins nettement, de la politique. La morale rigide peut être bonne « pour les stoïciens » ou « au pays des romans, » mais non pas dans les affaires d’Etat et pour les chefs de peuple. Un souverain n’est pas un homme comme les autres, car sa conscience n’est pas la maîtresse de ses actions : c’est un serviteur, un serviteur qui par droit de naissance appartient à l’Etat comme le serf à son seigneur, qui lui doit compte de toutes choses, et qui n’a qu’un devoir au monde, servir son maître : c’est-à-dire