Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’occuper, elle est toute dans les affaires ; la Flandre, les intérêts de l’Espagne, M. de Savoie, voilà ce qui l’occupe, et avec une sensibilité qui n’est pas concevable dans une personne de son âge ; je n’ai jamais vu un cœur fait comme le sien ; elle sera adorée de ceux qui la verront de près, mais très malheureuse d’être capable des sentimens que je lui vois pour monsieur son mari. Je l’assurais l’autre jour qu’il n’en comprendrait pas toute la délicatesse, quelque grand que soit son esprit et l’amour qu’il a pour elle. »

La Duchesse de Bourgogne était en effet sortie de son caractère. Douce et plutôt timide, quoiqu’elle fût pétulante, soucieuse avant tout de plaire au Roi et ménagère de son crédit, elle ne cessait cependant de l’importuner. Elle parlait haut ; elle poussait des cris, et se répandait en paroles irritées contre Vendôme et même contre Chamillart, qui avait eu, à ses yeux, le tort d’écrire au Duc de Bourgogne pour l’engager à vivre en bons termes avec Vendôme. Peu s’en fallut même que par son insistance elle n’indisposât le Roi, qui lui adressa publiquement une sorte de rebuffade et « lui reprocha qu’on ne pourroit plus tenir à son humeur et à son aigreur[1]. » Ses efforts ne furent cependant pas perdus. Le Roi saisit le Conseil de l’affaire. Il demanda ce que c’était que ces lettres qui circulaient et si on n’en avait pas ouï parler. Les ministres convinrent qu’ils avaient vu celle d’Albeioni, et, comme le Roi témoignait curiosité de la connaître, Torcy, qui était de cœur avec Beauvilliers et qui s’en était à tout hasard nanti, la tira de sa poche et en donna lecture. Le Roi en fut indigné, mais, conservant cependant cette mesure dont il ne voulait pas se départir, il s’exprima avec modération sur le compte de Vendôme lui-même, et se borna à donner à Chamillart l’ordre d’écrire à Alberoni, à Crozat, au comte d’Evreux « des lettres fortes, » c’est le mot de Saint-Simon[2], où ils étaient menacés de punition s’ils ne gardaient pas le silence. C’était déjà une première satisfaction. La Duchesse de Bourgogne en obtint une seconde.

La duchesse de Bouillon, la mère du comte d’Evreux, prit peur. Elle courut chez Crozat, « lui chanta pouille » d’avoir ainsi

  1. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 247.
  2. On ne trouve que dans Saint-Simon le récit de ce qui se passa au Conseil. Il put en être informé par Beauvilliers. Le Journal de Torcy, publié par M. Frédéric Masson, ne commence que l’année suivante.