Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/602

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses épreuves passées. Notons ce point de vue, qui nous permettra d’expliquer en Frédéric un bon nombre de traits, de façons, d’habitudes qu’autrement on aurait quelque peine à comprendre.

Il y a d’abord dans ses mœurs journalières tout un ordre de faits bien connus qu’il suffit d’éclairer sous ce jour nouveau pour en rendre raison. Veut-on des exemples ? C’est, dans la conversation, l’esprit de contradiction, que signalent tous les contemporains, et qui s’allie assez curieusement chez Frédéric avec l’impatience de toute contradiction et l’habitude de tourner toute objection en ridicule. C’est, dans la correspondance, le ton dogmatique de ces longues tirades philosophiques ou morales où il aime à faire la leçon à ses proches. C’est ce penchant pour le sarcasme et le persiflage, que flattent trop souvent ses familiers pour lui faire leur cour, ce plaisir qu’il prend à blesser ou à ridiculiser les gens et jusqu’à ses amis comme d’Argens et Jordan, cette sévérité mordante, cruelle parfois, qu’il met dans ses appréciations sur les contemporains, sur Fleury, Walpole, d’Argenson, et qui fait comme des caricatures de plusieurs de ses portraits historiques. C’est encore cette affectation avec laquelle il fait montre de son irréligion, de ses impiétés, et dont le prince de Ligne, que la « philosophie » n’effrayait pas cependant, prenait prétexte pour dire que le roi de Prusse « mettait vraiment un peu trop de prix à sa damnation, et qu’il s’en vantait trop. » Ce sont enfin les fanfaronnades humoristiques, les gasconnades à demi calculées du grand homme qui s’amuse à vanter sa force, qui aime le bluff et le pratique, qui, vers le commencement de la guerre de Sept ans, jure à sa sœur qu’il « ne craint personne, » et lui écrira peu après : « Je n’ai nulle envie de danser sur la corde, mais ces faquins de rois et d’empereurs m’y obligent, et il ne me reste d’autre consolation qu’après avoir fait quelques cabrioles, de leur donner du balancier sur le nez… »

D’autre part, voici dans le gouvernement intérieur du grand Frédéric un fait caractéristique qui se rattache tout naturellement à la même cause : j’entends cette jalousie inquiète, presque morbide, de l’exercice personnel et exclusif du pouvoir absolu. Autoritaire par tempérament, il ne conçoit par expérience qu’une forme possible de gouvernement, c’est l’autarchie. « Newton, » dit-il dans son Testament politique,[1] « n’aurait jamais pu

  1. Ceci est en français dans l’original, qui n’est pas publié. Je traduis d’après l’allemand qui en a été donné par L. von Ranke, Zwölf Bücher preussischer Geschichte, III, 303, et R. Koser, König Friedrich der Grosse, I, 313.