Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/615

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saurais assez louer cette musique récitative. Il faut l’avoir entendue sur les lieux pour bien juger de son mérite[1]. »

De la nature au moins de cette musique l’intelligent auditeur a bien jugé. « Comédie spirituelle, histoire, imitation ou représentation des personnages, » ces diverses expressions définissent avec justesse un art, un genre dramatique beaucoup plus que lyrique, et tel est en réalité le caractère essentiel des chefs-d’œuvre de Carissimi.

Le génie du maître romain a quelque chose de concret et d’objectif. Il est sensible, comme le sera plus tard le génie de Hændel, à l’extérieur, aux côtés pittoresques et aux dehors éclatans. Carissimi ne s’interdit pas toujours, dans les scènes les plus graves, certains effets ingénieux, ou peut-être ingénus, d’imitation musicale. Dans l’Histoire du mauvais riche, à ces mots : « Hic gaudia in fletus æternos vertentur (c’est là que la joie sera changée en pleurs éternels), » l’idée qui doit dominer et qui domine en effet a beau être celle du changement de la joie en pleurs, le musicien ne peut se défendre, en passant, d’esquisser par un mouvement vif la figuration matérielle et comme physique de la joie. Ailleurs, il essaye également, par un procédé similaire, de représenter aux yeux la disparition du Christ (Et ipse evanuit) après la rencontre et le souper d’Emmaüs.

Mais ces détails ne sont rien auprès de l’admirable décor musical où se passe la tragique histoire de Jephté. Nous trouvons une esquisse des plus somptueuses compositions de Hændel en ces pompes héroïques et sacrées. Les hymnes guerriers y alternent avec les cantiques des vierges. Là se mêlent et se heurtent non pas des phrases, mais des mots, presque des cris (Pugnaret, pugnaret contra eos), comme feront un jour les Alléluia du Messie, ou, dans Israël en Égypte, les paroles triomphales et cent fois répétées : « Il a englouti le cheval, le cheval et le cavalier. » Ici la voix des femmes s’élève : « Fuyez, retirez-vous, impies ! » disent-elles, mais elles le disent sans haine, et leur chant, après les imprécations viriles, semble un conseil de mansuétude et de pitié. Maintenant la jeune fille, la fille unique du héros, s’avance à sa rencontre. Elle chante, et derrière elle les timbales résonnent et ses compagnes chantent aussi. « Occurrens ei filia sua unigenita cum tympanis et choris præcinebat. »

  1. Maugars, cité par M. Henri Quittard. loc. cit.