Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/638

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous tenait en sa puissance. Alleluia ! Alleluia ! » Sur le motif ralenti et, comme on dit en langage technique, « augmenté, » du choral ; sur un accompagnement impassible, une double et funèbre mélodie se déroule ; la parole même de joie, à la fin, languit et meurt. Il résonnait tout autre, ce beau mot d’Alleluia, quand les chœurs de Hændel se le renvoyaient à travers l’infini des cieux. Voici qu’il a perdu son éclat, son allégresse, et, sur la terre, deux humbles voix l’échangent aujourd’hui parmi des paroles de mort. Cette mort, déplorée ici, quelle est-elle ? Non point un de ces trépas glorieux, héroïques, que Hændel encore, le Hændel de Samson, de Saül ou de Judas Macchabée, célébrait avec magnificence. Non : c’est notre obscure, notre commune mort. Chantons l’Alleluia, puisque le Christ est ressuscité, puisque nous vivrons éternellement par lui ; mais que cet Alleluia soit mélancolique et presque douloureux, car il a fallu que le Christ souffrît et mourût ; car, après lui, comme lui, nous avons tous à mourir.

En ces régions profondes où depuis les siècles du plain-chant et le siècle de Palestrina la musique n’avait plus pénétré, Bach ne conduit pas seulement chacun de nous : il nous y fait descendre en quelque sorte tous à la fois. Admirable représentant d’une âme isolée, Bach est un interprète non moins admirable de la foule des âmes. Le principe individuel et le principe social se rencontrent et se font équilibre en ce génie vraiment « religieux, » qui relie Dieu à l’homme et tous les hommes ensemble. Rappelez-vous, dans les Cantates, dans la Passion selon saint Matthieu, tant de dialogues, inconnus avant Bach, entre une voix unique et d’innombrables voix, entre un sublime chorège et des chœurs plus sublimes encore, entre la foule qui prie et pleure et je ne sais quel médiateur ou pontife mystérieux. En ces polyphonies universelles souvent un choral intervient, mais le choral et le chœur ne se meuvent point du même mouvement. Le choral chemine avec plus de lenteur, le chœur se développe sans trêve. Parfois, au contraire, le choral s’interrompt pour reprendre ensuite, et chaque silence donne à chaque reprise plus de beauté. Multiple enfin et pathétique, le chœur est fait de nos plaintes et de nos supplications. Le choral les domine ; au-dessus de la polyphonie et de la passion, il est un et il est calme ; il est la paix, la règle, il est l’élément divin. Ainsi la musique de Bach nous enseigne en même temps avec qui et sous qui nous devons vivre, et cela est tout l’ordre, toute la loi.