Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/639

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cet amour divin, le seul que son austère génie connut jamais, Bach en a rempli parfois et pour ainsi dire inondé l’âme de l’humanité tout entière. Il a convié les siècles et les peuples à la méditation, à l’adoration des mystères chrétiens. En des pages comme la première et la dernière de la Passion selon saint Matthieu, l’oratorio s’élève et s’agrandit jusqu’à l’épopée. Mais les proportions colossales n’écrasent pas le sentiment exquis ; sous le revêtement ou l’armature énorme, ce n’est pas seulement un grand cœur, c’est le cœur le plus tendre qui bat. Au début de la Passion, Bach nous avait tous appelés au spectacle de la divine tragédie. Maintenant elle est achevée. Devant nous tous, pour nous tous, Jésus a souffert, est mort. Tous, entourant l’adorable dépouille, avant que retombe la pierre, nous prenons congé du Sauveur. « Bonne nuit, doux repos, mon Jésus ! » Partout, autour de la sépulture, flotte l’adieu familier et grandiose des voix et des âmes sans nombre. Ces âmes, pour la dernière fois, nous découvrent leur essence même : toute la fermeté de leur croyance, toute la suavité de leur amour, et, dans l’épilogue universel, mais intime aussi de la Passion, comme en tout chef-d’œuvre du maître, ce que nous admirons davantage, on ne saurait trop le répéter, ce n’est pas l’étendue, mais la profondeur.

Ab exterioribus ad interiora, disent les mystiques. De Carissimi à Schütz, de Hændel à Bach, nous avons essayé de suivre ce chemin. Nous avons vu d’abord le sentiment religieux ou l’idéal sacré nous environner par le dehors ; puis nous l’avons senti pénétrer au dedans et s’attacher aux puissances de notre âme. Et telle est bien sur nous, sur tout notre être, l’action successive et comme la double prise de Dieu.


CAMILLE BELLAIGUE.