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l’adultère, ou du vol, ou du meurtre. Il y a mieux, et ceux qui parfois ont essayé de les excuser ne l’ont fait qu’au nom de l’utilité sociale, d’ailleurs mal entendue. Salus populi suprema lex esto ! Mais ce ne sont pas ici les hommes politiques qu’il nous faut consulter, et ce ne sont pas non plus tant de philosophes dont l’intention n’a si souvent été que de nous étonner ou de nous scandaliser. Il faut de plus nous souvenir qu’à aucune époque de l’histoire de l’humanité, la « civilisation » et les « lumières, » — que ce soient celles de la science ou de la religion, — n’ont été partout également répandues. Il y a toujours eu des « barbares, » et on en trouverait encore parmi nous. Et ce qu’il faut surtout bien voir et bien entendre, c’est que, les hommes étant des hommes, c’est-à-dire de pauvres êtres, dont la conduite incertaine dépend moins de leur volonté que de l’impulsion de leurs instincts ou de la contagion de l’exemple, l’« histoire de leurs mœurs » est une chose, et la « morale » en est une autre, qui juge la première, bien loin de s’y soumettre ou de pouvoir s’y subordonner.

On altère donc, ou plutôt on intervertit les rapports éternels des choses toutes les fois que l’on subordonne la question morale à la question sociale. « Renversement du pour au contre » comme disait Pascal. De l’accessoire on fait le principal, et du contingent on fait le nécessaire. On attaque, ou plutôt on ruine la morale dans son principe même. De ce que le juste et l’utile coïncident quelquefois, on en conclut, avec une étrange légèreté, que le juste, c’est donc l’utile ; et, de ce que l’utile n’est pas toujours identique à lui-même, ni ne peut l’être, on en déduit que le juste est changeant comme lui. Justice hier, injustice aujourd’hui ! Les variations des mœurs en décident, et le caprice du législateur. La morale ainsi conçue se confond avec la politique. Elle est ce que Louis XIV, ou Robespierre, ou Napoléon ont décrété qu’elle serait. Ou, pour mieux dire, elle n’est plus elle, mais autre chose, et une chose à laquelle on ne sait le nom qu’il faut donner, jusqu’à ce qu’elle devienne son contraire, et que, comme on l’a vu trop souvent dans l’histoire, elle finisse par aboutir, sous prétexte d’ « utilité » politique ou sociale, à la justification de toutes les tyrannies. S’il n’y a pas de paradoxe qui n’ait été soutenu par quelque philosophe que faisait délirer l’ivresse de la pensée pure, il n’y a pas d’« institution » politique ou sociale, depuis l’esclavage ou la torture jusqu’à la prostitution, dont