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et ils les jugeaient infiniment plus redoutables que la guerre même. Quoi ! il n’obtiendrait ce domaine magnifique des Pays-Bas et de la rive gauche du Rhin, cette suprématie de la Hollande et de l’Italie, que pour développer aux deux Indes la puissance française ! Il ne faisait la paix que pour centupler les bénéfices de la guerre ! Après les conquêtes, le commerce ; après la terre ferme, des îles, des comptoirs ; après l’Escaut et le Rhin, le Mississipi ! On chassait les Français d’Egypte, ils s’installaient à Livourne, à Gênes ; on rendrait Malle, ils prenaient l’île d’Elbe ! La faiblesse du Cabinet de Londres leur avait permis d’envoyer à Saint-Domingue une armée, un de leurs meilleurs généraux, le propre beau-frère du Consul, celui qui avait forcé le Portugal à se fermer aux Anglais ; un tel choix trahissait des projets étendus : un futur Clive français, un futur Wellesley, destiné à conquérir un autre empire, celui des Indes Occidentales. Après Saint-Domingue et la Louisiane, la Guyane, la Floride, le Mexique ; le golfe immense entamé sur toutes les côtes, entrepris par toutes les îles ! Pour leur interdire les Pays-Bas et les expulser de l’Inde, l’Angleterre a soutenu deux grandes guerres, elle leur a pris le Canada : c’est pour les voir maintenant établis à Anvers, à la Nouvelle-Orléans ! Que reste-t-il du traité de 1763, le seul, le vrai traité de la paix britannique ? Si encore, et pour compensation, ils se prêtaient à renouveler le traité de commerce de 1786, qui vaudrait, aux yeux des Anglais, un autre empire des Indes et un autre Canada ; si cette vaste étendue de côtes, qu’il leur faut reconnaître à la France, s’offrait comme un filtre absorbant ; si ces embouchures de fleuves s’ouvraient comme autant d’entonnoirs énormes aux produits anglais ? Mais Bonaparte s’y refuse.

Bonaparte, héritier de l’esprit de domination du Comité de Salut public et du Directoire, l’est aussi de leurs systèmes économiques. En même temps qu’il fait des « limites naturelles » une loi de l’Europe, il maintient la loi draconienne du 10 brumaire an V, reproduction aggravée, si c’est possible, de la loi terroriste du 19 vendémiaire an II, cette loi des suspects économique, qui assimile les négocians anglais aux émigrés, déclare leurs marchandises ennemies et en prohibe l’importation et la vente « dans toute l’étendue de la République française[1]. »

Addinglon et ses collègues se persuadent qu’ils n’obtiendront

  1. Voyez le commentaire de cette loi par M. Alberto Lumbroso, Napoleone I e l’Inghitterra, Rome, 1807, ch. IV.