Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/742

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Telle, durant les quartiers d’hiver, une partie d’échecs où les chefs des deux armées poursuivraient leur lutte. Le printemps venu, ils rangent dans la boîte les cavaliers et les tours d’ivoire, ils ferment l’échiquier, et reprennent, à coups d’hommes et à coups de canon, la campagne suspendue. Toutes les avenues par où s’était acheminée la paix deviennent, en se prolongeant, autant d’issues par où elle s’échappe.

Pour que la paix d’Amiens durât, il aurait fallu que l’Europe y reconnût un caractère que n’avait présenté aucun des traités précédens, ni celui de Nimègue, ni celui de Ryswick, ni ceux d’Utrecht, d’Aix-la-Chapelle, de Paris, et le dernier venu, celui de Campo-Formio. Il eût fallu que cette Europe, trois fois liguée contre Louis XIV, parce que ce roi avait ambitionné une partie des conquêtes accomplies en 1802, liguée de nouveau, en 1792, pour refouler la France qu’elle jugeait trop puissante, et rompre, selon le mot d’un Autrichien, le ressort de cette formidable machine d’Etat, acceptât comme un établissement définitif ce qu’elle avait combattu, comme un monstre, le Léviathan, dans les desseins et dans les tentatives.

Il aurait fallu une France, encore exaltée de sa Révolution, refrénant tout à coup et apaisant les passions qui la poussaient depuis dix ans à déborder sur l’Europe, et qui précisément l’avaient portée à ce triomphe ; tournant son enthousiasme en sagesse, sa superbe en modestie, son impétuosité en prudence ; ne songeant plus qu’à jouir dans son magnifique territoire des bienfaits de la liberté, des produits de son travail, du génie de ses peuples, qu’à s’enrichir, à créer des chefs-d’œuvre ; se désintéressant même de ses conquêtes, renonçant à l’Egypte, renonçant aux Indes, aux Antilles, à la Méditerranée, pour ne point offusquer les Anglais ; ouvrant, par un traité de commerce, son marché à leur industrie, sauf à ruiner la sienne, afin de les consoler de la conquête d’Anvers et de Cologne ; désertant ses arsenaux, rentrant ses Hottes, reculant devant l’Angleterre sur tous les océans ; reculant devant l’Autriche en Italie et lui restituant la Lombardie ; reculant devant la Prusse en Allemagne ; abandonnant à la Russie la suprématie du Saint-Empire et la tutelle de l’Empire ottoman. Et, ce qui est plus invraisemblable encore, une Europe, fascinée par tant de modération, renonçant à envahir à mesure que la France recule. La France gardant assez de prestige et l’Europe assez de réserve pour que Français