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qui a choisi les canards pour sujets de nombreuses expériences, jette de petites pierres à des canards prenant leurs ébats sur une pièce d’eau, jusqu’à ce qu’il en atteigne un derrière la tête. Complètement étourdi par le coup, le canard perd l’équilibre et bascule, de façon à flotter sur le dos, la tête sous l’eau et les deux pattes en l’air. Les autres, qui jusqu’à ce moment n’avaient songé qu’à fuir de tous côtés en évitant les projectiles, ne s’en soucient plus maintenant ; on peut continuer à faire pleuvoir les pierres autour d’eux et sur eux sans qu’ils s’en émeuvent. Chacun à tour de rôle approche de la victime, la pousse de la patte, la pousse de l’aile, plonge en dessous et la soulève jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son aplomb, « et cette résurrection est accueillie avec une satisfaction manifeste et manifestée[1]. » Qu’est devenue ici la prétendue loi universelle de la lutte égoïste pour la vie, ou encore pour la « puissance ? » Les membres d’une même bande de canards ont toujours beaucoup d’affection les uns pour les autres et ne s’abandonnent jamais dans les cas critiques. M. Houssay raconte que, si l’on sépare l’un d’entre eux et qu’on lui enveloppe la tête d’un sac en papier ou en toile, ses amis, dispersés par le premier émoi, l’aperçoivent dans son embarras et, malgré la peur que cause la présence du mauvais plaisant, tirent, lacèrent papier ou toile, jusqu’à ce qu’ils aient délivré leur camarade. Au contraire, le même tour joué à un chat devant ses commensaux fera simplement détaler ceux-ci, préoccupés uniquement de leur danger personnel. « On voit des oiseaux, dit M. G. Leroy, lorsque leurs petits sont menacés de périr par le froid et la pluie, les couvrir constamment de leurs ailes au point qu’ils en oublient le besoin de se nourrir et meurent souvent sur eux[2]. »

Dans les sociétés animales, les diverses qualités morales, telles que l’obéissance, la fidélité, la sympathie mutuelle, l’abnégation, le sentiment du devoir, etc., sont plus ou moins généralisées selon que l’organisation est plus ou moins définie. Chez les abeilles et les fourmis, les diverses vertus sociales ont acquis un haut degré de développement. La fourmi ouvrière est à tel point consciencieuse dans l’exécution des travaux, qu’elle s’y use très vite : sir John Lubbock a vu des ouvrières travailler plus de seize heures par jour. Aussi ne vivent-elles qu’environ six

  1. Revue philosophique, mai 1893.
  2. Lettres sur les animaux, p. 68.