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tromperait pas dans l’application de ces noms ; il ne me prendrait pas pour lui ni lui pour moi. Il ne confondrait pas manger avec boire et, ayant faim, il pourrait lui-même substituer le mot manger à ses petits cris d’appel supplians en face d’un bon morceau. En tout cas, le singe le ferait, et il est impossible ici da méconnaître des jugemens encore grossiers, concrets sans doute, mais que la possession de signes pourrait rendre plus abstraits et plus subtils. L’énorme infériorité du singe par rapport à l’homme est dans son langage ; il en a un cependant. Le gorille, en marchant à l’ennemi, pousse un cri perçant qui rappelle le cri de guerre du sauvage, et, comme les athlètes, il se frappe la poitrine avec les poings. On sait qu’un récent observateur, M. Garner, a phonographié les cris et articulations des singes et y a cru découvrir une langue rudimentaire. Il y aurait, par exemple, un mot particulier pour boire, un pour manger. Certains cris spéciaux annoncent le danger ; les compagnons comprennent parfaitement ces cris et accourent à la défense de la communauté. Darwin raconte qu’un gibbon savait moduler une octave. Les chimpanzés noirs se réunissent parfois en certain nombre pour donner une sorte de concert bruyant ; ils font alors de la musique en tambourinant avec des bâtonnets sur des bois creux, comme font certains nègres d’Afrique ; De l’instinct musical à l’instinct de la parole il y a une distance que l’homme seul a su complètement franchir. Les chimpanzés, gorilles, orangs et autres grands singes vivent seulement en familles ou en petites bandes, parfois isolés. Ils n’ont pas l’esprit de sociabilité large qui distingue l’homme ; c’est probablement une des causes qui ont arrêté leur développement ; mais, dans de meilleures conditions, plus favorables à la sociabilité, ils auraient pu atteindre un état mental, social et moral beaucoup plus élevé. La sensibilité du singe, par la conscience et parfois la réflexion qu’elle implique, a des traits humains. Un jeune chimpanzé du capitaine Pagne, en arrivant à bord, tendit de lui-même la main à quelques marins qui lui plurent et la refusa à d’autres. Les anthropomorphes caressent et embrassent les êtres qu’ils affectionnent ; le vieux gorille punit les jeunes en les souffletant. On a vu des femelles sauvages du genre gibbon laver soigneusement le visage de leurs petits dans l’eau de la rivière. La femelle du gorille chasse les mouches qui s’approchent de son enfant endormi. Une guenon anthropoïde du jardin zoologique de Dresde