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de fruits ou de légumes, tout cela forme un décor unique au monde, où les œuvres de l’homme se mêlent heureusement à la nature, décor auquel ont travaillé les générations successives, chacune y ajoutant avec un à-propos singulier quelque détail imprévu, qui en rehaussait la variété sans jamais en altérer l’harmonie. Les baies hautes et nombreuses qui percent les habitations, leurs galeries découpées à jour et leurs balcons attestent le plaisir que le Vénitien trouvait à ce spectacle dont les conditions spéciales d’une vie très particulière entretenaient et ravivaient encore chez lui le goût instinctif. Dans le sombre encadrement des fenêtres de la gondole glissant au fil de l’eau tranquille, une foule de tableaux piquans, inattendus, se font et se défont tour à tour, au gré de l’ombre et de la lumière. A travers les détours compliqués de ces canaux, le caprice des silhouettes, la dentelure des toits, un clocher qui se dresse dans le ciel, une touffe de verdure épanouie ou un nuage arrondi au-dessus d’une muraille ensoleillée sollicitent vos regards et provoquent votre admiration. Qu’on pense à ce qu’étaient pareils spectacles au temps de la prospérité de Venise, alors que pour cette population avide de plaisir les fêtes de toute sorte se succédaient et, avec elles, les beaux cortèges, les étoiles chamarrées des costumes somptueux, les tapis venus d’Orient et les galères dorées, tout le luxe superbe de celle qui fut la Reine de l’Adriatique.

L’art n’avait que tardivement répondu à cet appel de la nature. Pendant longtemps absorbée par les difficultés de toute sorte qu’il lui fallait surmonter pour assurer son existence dans une situation aussi exceptionnelle, Venise était restée étrangère au grand mouvement de rénovation artistique parti de l’Italie du centre, et qui de là s’était peu à peu propagé dans les cités voisines. Mais quand avec la prospérité que lui avaient value ses courageuses initiatives, elle comprit que l’art seul pouvait être le luxe suprême de sa richesse, elle s’assimila bien vite les enseignemens que les autres écoles n’avaient acquis qu’au prix de tâtonnemens et d’efforts réitérés. Plus dégagés des formules hiératiques qui pesaient sur leurs confrères, les peintres vénitiens allaient apporter dans leur art des visées plus originales. Ils étaient d’ailleurs favorisés jusqu’au bout en trouvant pour premiers initiateurs les deux maîtres qui, à raison du caractère de leur talent, pouvaient le mieux répondre à leurs aspirations. C’est, en effet, à Gentile da Fabriano et à Vittore Pisano que, de