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Saint Pierre de Vérone, qui fut anéanti par le feu en 1867[1]. Le célèbre paysagiste anglais Constable, qui professait pour ce tableau une admiration enthousiaste, était d’avis qu’il constituait dans l’histoire du paysage une véritable révélation et comme l’aboutissement de trois cents ans d’efforts ; c’est bien de lui, en effet, que date dans l’art une conception nouvelle de la nature et l’emploi de toutes les ressources qu’elle peut ajouter à l’expression. On connaît, par les nombreuses copies ou gravures qui en ont été faites, l’ordonnance de la composition et le parti inusité jusque-là que l’artiste a tiré de l’abaissement de l’horizon, parti dont le souvenir des montagnes de son pays natal lui avait sans doute suggéré l’idée. Vue ainsi de haut et enfermée dans les grands arbres qui l’encadrent, la scène apparaît à la fois imprévue et terrible, se détachant tout entière sur le ciel, avec la silhouette brutale du meurtrier et le geste effaré du compagnon du Saint qui veut se dérober par la fuite aux coups de son agresseur. Ces terrains cahoteux surplombant l’abîme, ces troncs d’arbres qui se dressent implacables pour barrer l’issue aux deux religieux, ces attitudes violentes et ces feuillages frémissans, comme terrifiés du guet-apens qui s’est préparé sous leur ombrage, tout contribue à fixer dans notre mémoire la scène telle que Titien l’a conçue et à laquelle il semble que nous assistions nous-mêmes. On songeait à peine, en sa présence, à tout ce qu’elle renfermait de nouveautés et de hardiesses, à l’ampleur et à l’audace de l’ordonnance, à la liberté savante avec laquelle étaient traitées ces luxuriantes végétations, au contraste harmonieux et puissant qu’offraient leurs feuillages dorés avec le bleu d’un ciel magnifique et le bleu plus intense et plus velouté des montagnes lointaines. Mais si l’on veut mesurer la distance qui sépare une telle œuvre de ses devancières immédiates, qu’on pense à ce curieux Martyre de Saint Pierre dans lequel, nous l’avons vu, Giovanni Bellini, traitant le même sujet, ne considérait le paysage que comme un décor indifférent, non seulement sans aucun rapport avec le caractère de la scène, mais en contradiction absolue avec elle, tandis que chez Titien, en même temps que son rôle est capital et sa cohésion parfaite, il prête à l’horrible drame

  1. C’est un des privilèges de mon âge, d’avoir pu contempler à loisir cet admirable ouvrage, alors que, déposé encore dans la sacristie de l’église San Giovanni e Paolo, où il fut brûlé quelques années après, il venait d’être l’objet d’une restauration qui lui avait rendu tout son éclat.