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Ces pauvres petites Tatares incarnent en leur personne toute la misère de leur race, chassée peu à peu par la civilisation russe d’un pays qui lui appartint à partir du XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe. Vassaux de la Russie et de la Porte alternativement, les Tatares jouissaient néanmoins de la terre sans que nul vînt troubler leurs paisibles travaux d’agriculteurs. Mais, dès le règne de Nicolas Ier, la Crimée fut à la mode. Des palais princiers s’élevèrent tout le long du littoral ; les grands-ducs et les grands seigneurs achetèrent aux mourzys, tout récalcitrans qu’ils pussent être, leurs champs, leurs vergers, leurs villages. Les habitans dépossédés n’eurent que la ressource d’émigrer en Turquie ou de mettre au service des Russes leur habileté à cultiver la vigne et le tabac. Il y a aussi parmi eux beaucoup de messagers, de colporteurs ; nous en avons rencontré déjà le long de la route, marchant courbés sous de lourds paquets dans l’épaisse poussière blanche. Mais voilà qu’un peu d’ombre leur est accordée ainsi qu’à nos chevaux. La nature du terrain a changé au point précis où commence l’une des plus belles routes de poste qui existent au monde, celle qui, par les soins du prince Woronzov a rendu accessible le littoral de la Crimée. Ses méandres, très étroits d’abord, suivent un ruisseau que surplombent des roches jurassiques, piédestal d’une forêt de pins sylvestres et de chênes sous lesquels s’enchevêtrent les ronces, les raisins sauvages, les cornouillers, aux couleurs diverses où domine une note rouge. Les houppes et les lianes des clématites géantes s’enlacent aux sureaux, aux trembles, aux frênes, aux érables, aux peupliers noirs. C’est le vestibule du monde nouveau qui nous attend sur l’autre versant. La vallée s’élargit en une plaine fertile où les villages russo-tatares, éparpillés çà et là, s’entourent de belles cultures et de pâturages baignés par les sources nombreuses, qui, réunies, forment cette Tchernaïa sur les rives de laquelle la guerre fit tant de victimes. Dieu merci, elle est rendue à la paix pastorale. Devant nous cependant roule une voiture de poste dans laquelle se prélasse un couple de belliqueuse apparence : officier russe en uniforme et Tcherkess en superbe costume ; haut bonnet de fourrure blanche, riche caftan de drap olive entr’ouvert sur une ceinture d’argent niellé d’émail noir, la poitrine chamarrée de plusieurs rangs de cartouches, un compatriote de Schamyl peut-être ou plutôt, à en juger par son type, un Russe en costume de fantaisie. Nous rencontrons aussi deux