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silhouette élancée. Entre elle et le rivage, se tient une autre roche taillée en menhir. D’en haut, elle semble la suivre ainsi qu’une satellite. Je voudrais, comme cette petite barque qui glisse dans le soleil vers ce port si calme, jeter l’ancre, moi aussi, à Siméis. Les vastes bâtimens d’un hôtel, semblable à un couvent, invitent de loin les voyageurs. Il ferait bon vivre ici. Le liséré de végétation s’élargit ; de grands vignobles commencent à nous révéler les sources de richesse de la Grimée. Rencontre d’une jolie bacchanale équestre. Les vendangeurs tatares à cheval, deux hottes en bois, pleines de raisin, battant les flancs de leur monture ; ou bien l’homme marche à côté du cheval chargé de grappes qui de tous côtés débordent. Des enfans barbouillés et jambes nues courent au milieu du cortège, plus noirs et plus agiles que ne le furent jamais de petits faunes.

La falaise sourcilleuse et menaçante qui défendait jusqu’ici l’accès des monts Iaïla s’est écartée ; des bois de chênes et de pins parasols consolident ses flancs abrupts ; au-dessus, dominant à plus de 1 800 mètres le niveau de la mer, apparaît la dent de l’Ai-Petri ; elle émerge, luisante, des nuages floconneux qui, vers la fin du jour, se sont couchés sur elle à mi-hauteur. Comme on comprend que la retraite dans de telles campagnes ait paru douce, après une longue carrière, au général Miloutine, cet homme de bien dont les Russes de tous les partis font l’éloge ! Miloutina déroule ses vignes sur la côte dentelée que caresse à cette heure le soleil couchant, sous les rouges rayons duquel nous apparaissent transfigurés les villages tatares. Une grande femme, drapée d’étoffes roses déteintes, des sequins dans ses cheveux noirs, et portant une cruche, passe, personnification orientale de ces lieux de féerie. Quel autre mot appliquer au spectacle extraordinaire que, du haut de la côte, nous donne Aloupka, ce rêve de poète réalisé par la force de l’or et du pouvoir souverain ? Le même Woronzov, gouverneur général d’Odessa, qui rendit accessibles les beautés de la Crimée en traçant dans le roc cette merveilleuse route de poste, transplanta pour son propre usage au point le plus pittoresque, l’Alhambra de Grenade, enveloppé d’un parc immense. Des degrés gardés, à chaque extrémité, par un lion de marbre, descendent vers la mer ; sur la riche verdure ondoyante des arbres de haute futaie, les cèdres et les cyprès plaquent des taches noires. A travers ce qu’on me dit être des lauriers, des térébinthes, des palmiers, brille le dôme